Bibliothèque de la Part-Dieu

Horaires d'été des bibliothèques du 8 juillet au 30 août : Lire la suite

- 
Suite à un incident technique, la boite de retour extérieure Vivier Merle est temporairement indisponible. Nous vous remercions de vous orienter vers les bibliothèques du 3ème Duguesclin ou du 6ème durant les heures de fermeture de la bibliothèque de la Part-Dieu.

Concours d’écriture récits d’objet #4 : un lauréat et une lauréate !

Découvrez les résultats du concours Récits d’Objets saison 4

À l’occasion des 10 ans du musée des confluences et de la collection « Récits d’objets », le musée organise en collaboration avec les Bibliothèques de Lyon Part-Dieu, 7e Jean Macé et 4e Croix-Rousse, un concours d’écriture à la manière de la collection Récits d’objets.

S’emparer d’un objet issu des collections du musée pour en faire la matière d’un récit, c’est ce que propose la collection « Récits d’objets ». Statuette inuit, azurite de Chessy, femmes hominidés... depuis 2014, Simonetta Greggio, Bérengère Cournut, Pierric Bailly, Ananda Devi, Wilfried N’Sondé – entre autres – se sont prêtés au jeu.

Partenaires : les bibliothèques B 612 de Saint Genis Laval, Tarentaize à Saint Etienne et Le Trente à Viennep


Plus de 20 ans

Érosion par Charlotte Di Nitto

Shtak. Shtak. Shtak. Le bruit se répète à intervalle régulier, son écho porte loin sous le ciel chargé de la menace d’une pluie imminente. Une silhouette emmitouflée émerge au même rythme au-dessus du tas de branchages qui fait à la fois office de barrière naturelle contre les éléments et les animaux, et de précieuse réserve de bois sec.
Au milieu des arbres maigrelets dont chacun a été planté d’une main calleuse dans une terre récalcitrante, s’élève une maisonnette de bois blanc et de tôle. Ses fenêtres sont recouvertes de couvertures de survie et le tuyau d’un poêle laisse échapper un peu de fumée grise sur fond tout aussi gris des nuages lourds de pluie.
Malgré la menace de l’averse, la silhouette continue à s’affairer autour d’un bloc sombre, mais les chocs se sont tus à présent : elle a trouvé ce qu’elle voulait.
La tête encapuchonnée se tourne vers le ciel, émet un grognement agacé, et entreprend de traverser le court chemin jusqu’à la cabane, une grosse pierre noire à la main. La neige est haute mais une tranchée a été creusée jusqu’à la porte, surélevée grâce à quelques marches fatiguées.
La silhouette tape ses boots sur la marche la plus basse pour faire tomber la neige, puis se débarrasse de celles-ci au sommet de l’escalier et réussit à poser ses pieds nus directement à l’intérieur sans se mouiller.
Une fois entrée, elle laisse tomber son manteau de peau près du crochet où sont suspendus des bonnets et des châles, et se saucissonne pour sortir de son épais pantalon isolant, tapant avec un torchon pour faire partir et sécher le plus de neige possible. Elle tient toujours la pierre, et s’en déleste sur une petite table qui sert de plan de travail et de table à manger près de la cuisinière.
Lui tournant le dos, elle allume le gaz, pose une lourde bouilloire dessus après l’avoir remplie sous un énorme réservoir posé sur un socle en métal riveté, et s’assied en soupirant à la table. Apparemment vidée de toute énergie, la femme contemple presque avec dégoût le bout de roche qu’elle a péniblement extrait du bloc dehors. Ses angles sont acérés, ses reflets ternes, sa couleur entre anthracite et obsidienne. Et pourtant, quelque chose doit sortir de ce caillou. Si elle pouvait s’en passer, elle le ferait, mais elle a promis.
Elle tourne son regard vers le petit salon, où, sur une étagère qui plie sous le poids des livres, il y a une petite série de cadres photos recouverts d’une fine couche de poussière. Un seul brille un peu plus que les autres. Il a été nettoyé récemment. Pour témoigner d’un minimum de décence, et parce que le pasteur a gentiment offert de scanner et faire agrandir la photo à ses frais pour les funérailles : comment refuser ?

La bouilloire siffle juste à temps pour la sortir de sa rêverie morbide, et la femme se lève lourdement et verse l’eau de la bouilloire dans un mug qui porte plusieurs cercles bruns de thés successifs. Elle y fait tomber un sachet pris au hasard parmi les boîtes en carton ouvertes dans le placard au-dessus de l’évier, et se rassoit à la table en prenant soin de ne rien renverser.
Elle hésite, puis lâche le mug et ramène vers elle la pierre sombre en la touchant d’un doigt, comme si elle allait lui sauter dessus comme une vipère. Elle la prend enfin en main complètement et la soupèse, la fait tourner pour l’examiner et passe son doigt sur les stries plus claires. Elle voit le potentiel, mais rechigne à commencer le dégrossi.
Elle finit par se lever, ouvre un buffet dans le salon exigu, et en sort une boîte en métal qui cliquète quand elle la pose sur la table et l’ouvre : elle contient une série d’outils.
Après une autre hésitation, elle se relève, et va chercher le cadre dépoussiéré : la photo d’une vieille femme y figure. Elle la cale devant son mug d’un air revêche.
Tout ça pour ça, maman. Tout ça pour ça. Finir comme une bête piégée dans un blizzard. Un dernier doigt d’honneur au monde, j’imagine ?
Le thé à peine infusé est brûlant, et la douleur semble à la fois soutenir et apaiser sa colère sourde. Elle se met enfin au travail.
Tailler, tailler et tailler, rallumer le poêle, manger du chili à même la conserve, tailler encore, râper la roche, et puis dormir. Se lever, les doigts engourdis par le froid et l’effort de la veille, s’attabler avec le mug sale de la veille, et sculpter, tailler encore, s’abîmer les doigts, sculpter, sculpter, sculpter. Dormir, ou plutôt faire une longue sieste pleine de cauchemars. Se lever à nouveau, cette fois pleine de courbatures, et poncer, poncer, un torchon attaché sur le visage. Poncer jusqu’à ne plus faire la différence entre le papier de verre et ses propres doigts. Et enfin, tremblante de fatigue et d’hypoglycémie, relever la tête, et attraper le chiffon et la peau de chamois pour polir.

Aux premières lueurs du jour, elle peut contempler son travail. Une forme sombre, animale, rutilante, dont le visage fermé semble vouloir la sermonner. Elle a si souvent vu ce visage dans ses rêves, depuis l’appel.
Elle lui rend son regard sévère, puis va dans l’armoire coincée au fond du coin chambre et en sort, emballé dans un sac poubelle, un chandail de couleur brune, défraîchi mais encore moelleux. Le dernier ouvrage de sa mère, probablement tricoté au coin du poêle les jours où ses vieilles jambes ne lui permettaient pas d’arpenter les bois.
Elle récupère ses deux butins et se rhabille, sort, enjambe la neige tant bien que mal, et commence son périple.

Elle sait exactement où aller : sa mère lui a montré l’endroit, à l’époque où elle pensait encore pouvoir lui transmettre ses secrets. Mais personne n’a envie de parler aux ancêtres de nos jours, dans ce coin. Ils ne peuvent aider personne à gagner de l’argent, ou à partir d’ici pour des endroits plus faciles à vivre. Mais elle marche quand même parmi les sapins clairsemés, contourne des troncs d’arbres enneigés, évite les trous, tout en charriant son sac qui trace son chemin dans l’épaisse couche blanche derrière elle.
Ce n’est pas si loin, et le soleil est haut dans le ciel, mais elle doit souvent faire des pauses, au bord de l’évanouissement, les larmes gelées sur son visage.
Puis, enfin, l’arbre est là. Elle le reconnaîtrait entre mille même sans les décorations que sa mère, et la mère de sa mère, ont accrochées sur son tronc. Les branches forment un rempart naturel contre la neige, et le sol en-dessous est presque nu.
Elle s’effondre, le sac dans son giron. Voulant en finir au plus vite, irritée par la fatigue intense, la faim et la soif qui font trembler ses mains et ses jambes, elle sort d’abord le vêtement de laine, qu’elle pose au pied du tronc, puis la sculpture qui lui a demandé tant de travail. C’est un boeuf musqué, avec le visage de sa mère à la place du muffle. Le dernier souhait de celle-ci. Elle le pose sur le chandail, tourné vers l’étendue immaculée surmontée de montagnes sombres où, quelque part, sa mère s’est laissée emportée par le blizzard. Elle savait que l’entreprise funéraire ne la laisserait pas appliquer les rites de ses ancêtres, pour être ensevelie sur les terres des grands herbivores dont elle a travaillé la laine pendant toute sa vie de veuve. Sa fille serait alors chargée d’emporter son esprit reposer là-bas.

Cette dernière sort à présent un sachet de la poche de sa parka, et répand les cendres de sa mère sur la statue. Puis, elle s’en va. Son devoir est accompli.

Et la femme-buffle, son regard glacé tourné pour toujours vers les montagnes, semble contempler une dernière fois ce domaine sauvage, avant de disparaître à sa vue.


Moins de 20 ans

Sous les cornes de Kaan par Idrissa Barry

La poussière dansait sous les pieds des enfants. Le soleil tombait lentement sur les toits de tôle. Et pourtant, tout le monde attendait. Même les vieux, adossés aux murs de banco, savaient que ce moment-là, aucun autre ne lui ressemblait.

C’est d’abord le bruit qu’on entend. Les tambours, comme des battements de cœur. Les balafons, comme des souvenirs qu’on croyait oubliés. Puis les chants, anciens, portés par les griots. Et enfin lui : Kaan. L’antilope.

Il surgit, immense, avec ses cornes dressées vers le ciel, comme pour ne pas oublier. Sculpté par les mains de Yacouba Bonde, gardien des masques et mémoire vivante du village de Boni, il ne marche pas : il bondit. Il ne danse pas : il raconte. Chaque saut, chaque glissade, chaque pause, c’est un mot dans une langue qui ne s’écrit pas.

On dit que Kaan a sauvé notre ancêtre. Que lorsqu’il était perdu, affamé, c’est l’antilope qui l’a conduit à l’eau. Depuis ce jour, elle revient, à chaque fête, à chaque départ, à chaque initiation, pour rappeler qu’aucun chemin ne se fait seul.

Quand je l’ai vu pour la première fois, j’étais petit. J’ai eu peur. Mais mon grand-père a posé sa main sur mon épaule et m’a dit doucement :
Ce n’est pas un masque, c’est un souvenir vivant.

Aujourd’hui, je comprends. Kaan n’est pas qu’un esprit. Il est la preuve qu’on existe ensemble. Dans la poussière, dans la musique, dans la mémoire.