Né le 26 février 1808 à Marseille, Honoré-Victorin est le fils de Jean-Baptiste Daumier, encadreur aspirant à une carrière de poète. Les ambitions littéraires du père déterminent l’installation de toute la famille à Paris, en 1816. Le jeune Honoré, qui baigne dans un milieu artistique, s’oriente vers la production de lithographies. Dès 1830, la presse de l’opposition républicaine dirigée par Charles Philipon le recrute pour une activité de caricaturiste qui aboutira à une longue et intense carrière. Son trait incisif et novateur s’attaque tour à tour au sujet politique et à la critique de la société bourgeoise. À l’âge de 38 ans, en 1846, il se marie avec la jeune couturière Alexandrine Dassy et emménage dans l’île Saint-Louis. Alors que ses séries de lithographies mordantes et engagées ne cessent d’investir les pages des journaux, Daumier connaît des difficultés financières et se remet périodiquement à la peinture et à la sculpture. À cause de problèmes survenus en 1867, il perd progressivement la vue et ne peut plus travailler. Cohérent jusqu’au bout avec ses idées – il refuse, en 1870, la Légion d’honneur – Honoré meurt en 1879 dans sa maison de Valmondois, au nord de Paris.
Peintre, sculpteur, lithographe de génie, Honoré Daumier reste surtout célèbre dans les mémoires grâce à ses caricatures illustrant abondamment les pages des journaux satiriques du XIXe
siècle.
Dans son oeuvre, il fit le choix d'aborder des thèmes riches et variés, allant des attaques acerbes à l'encontre du pouvoir politique aux moqueries envers la bourgeoisie, ou, bien
encore, en s'amusant des moeurs d'une société dans sa globalité.
Grâce à son crayon incisif, à la vigueur dans l'exécution de ses dessins, il sut rapidement captiver l'attention d'un public large, en le sensibilisant à l'actualité, en le faisant simplement
réfléchir sur des événements contemporains. Il fournit ainsi, pendant près de cinquante ans, une production foisonnante appréciée pour ses qualités esthétiques, constituant
dans le même temps une documentation précieuse sur la société du XIXe siècle.
Le petit Norin, diminutif affectueux d’Honoré-Victorin Daumier, est embauché en 1820 dans le cabinet d’un huissier pour un emploi temporaire de « saute-ruisseau », soit l’équivalent du garçon de courses. Le souvenir de ce Petit Clerc, coiffé d’un chapeau haut-de-forme, sera évoqué plus tard par Daumier dans sa première lithographie de la série des Types Français (1835-1836). Sans esquisser un autoportrait, il semble vouloir symboliser son entrée dans la vie active, quelque peu apparentée à une introduction dans le grand théâtre de la vie.
Après une formation chez le peintre-archéologue Alexandre Lenoir et ses premiers essais en lithographie, c’est la rencontre avec le Lyonnais Charles Philipon qui marque un tournant décisif dans le parcours artistique de Daumier. Agitateur politique et fondateur de plusieurs journaux satiriques d’opposition, Philipon s’entoure des meilleurs illustrateurs (Grandvillle, Traviès, Gavarni) dans la maison parisienne de son beau-frère, Gabriel Aubert.
Issus de cette officine, paraissent l’hebdomadaire La Caricature, qui résiste de 1830 à 1835 aux assauts de la censure, et le quotidien Le Charivari, qui ne doit sa survie qu’à la reconversion de son sujet politique en satire sociale. Qualifié de Journal publiant chaque jour un nouveau dessin, il paraît dès 1832, empruntant son nom au bruit discordant d’objets et de huées, éclatant traditionnellement lors des mariages mal assortis ou à l’occasion de remariages. D’où un titre approprié aux pages illustrées accueillant, à un rythme serré, les dessins virulents de Daumier. Ce journal apporte à l’artiste et à sa famille un revenu stable et devient rapidement le vaste chantier où s’affine son regard et se manifeste son engagement en faveur du camp républicain.
L’objet du portrait-charge est de ridiculiser un personnage en accentuant ses défauts physiques ou en le mettant en scène pour dénoncer certaines de ses actions jugées peu honnêtes ou malhabiles. Tout l’art du caricaturiste réside alors dans la manière d’entretenir une ressemblance permettant au public d’identifier le modèle instantanément.
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Le docteur Prunelle, maire de Lyon |
Dans cette optique, Daumier réalise sur la demande de son employeur et compagnon de route, Charles Philipon, une série de bustes en terre crue peinte (1832-1835). Il se gausse des dirigeants de la Monarchie de Juillet dits le « Juste milieu », selon l’expression du roi habilement détournée par les caricaturistes, mais aussi des amis et sympathisants républicains. Le résultat offre une galerie vivante de visages traités rapidement par touches. Les 36 bustes originaux sont actuellement conservés au Musée d’Orsay à Paris. Ils ont été reproduits en bronze après 1927 et une de ces séries est conservée au Musée des Beaux-Arts de Lyon. Il est intéressant de comparer ces sculptures aux portraits lithographiés, réalisés juste après et parus dans le journal La Caricature.
Le député Jean-Claude Fulchiron est ainsi saisi de profil dans l’estampe, mettant en relief les traits creusés de son visage. Le maire de Lyon, Gabriel Prunelle, présente une apparence ingrate dominée par la masse ovoïdale de sa chevelure. Quant à M.r Vieux-Niais, jeu de mots pour Viennet, académicien et homme politique, il revêt une allure inquiétante d’animal aux aguets dans la version lithographiée.
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C'était vraiment bien la peine de nous faire tuer ! |
Incarcéré en 1832 à cause d’une caricature contre Louis-Philippe, Daumier se représente en cellule dans le Souvenir de S.te Pélagie (1834). Dès sa sortie en janvier 1833, il rendosse son rôle critique vis-à-vis des dirigeants et sa volonté de « faire de l’opposition », comme affirmé dans une lettre écrite en prison.
Le Ventre législatif (1834), un de ses chefs-d’œuvre, reprend les caricatures des bustes des parlementaires qu’il place en hémicycle. C’est une pièce d’une grande finesse technique dans le rendu de l’espace, des effets de lumières et des nuances de gris. On pressent néanmoins la désillusion qui s’empare de lui dans l’émouvant C’était bien la peine de nous faire tuer !, commentaire amer des révolutionnaires tombés en 1830 pendant les « Trois Glorieuses », observant impuissants la remontée de la religion et la répression de la foule. D’autres lithographies magistrales en faveur de la liberté de la presse émaillent l’œuvre de Daumier. Ah ! Tu veux te frotter à la presse !! montre Louis-Philippe écrasé entre les rouleaux d’une presse actionnée par un ouvrier imprimeur.
Les caricatures de Daumier évoquent souvent des peintures anciennes et modernes, converties de façon originale à l’actualité. La Tentation, réalisée d’après David Teniers le Jeune, transforme saint Antoine en cochon (Louis-Philippe) et les diables tentateurs en ministres cornus du roi. Dans le contexte républicain de 1850 et d’une liberté à nouveau menacée, il reprend le tableau de David par un saisissant Renouvelé du Serment des Horaces, où un trio de politiques composé de Berryer, de Montalembert et de Molé, fait acte solennel devant Thiers qui soutient des épées symbolisant les lois contre la presse.
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La Tentation | Renouvelé du Serment des Horaces |
Le corps judiciaire suscite l’intérêt et une critique âpre de la part des caricaturistes qui n’hésitent pas à se saisir à maintes reprises des magistrats, des avocats, des procureurs ou des juges dans leurs fonctions. À une époque où les plaidoiries des avocats occupent la une des journaux, Daumier ne déroge pas à la règle. En tant qu’habitué des salles d’audience, il propose une série consacrée aux Gens de justice rassemblant 38 lithographies publiées dans Le Charivari de 1845 à 1848. Vu leur contiguïté avec les milieux politiques, ces « gens de justice » ne manquent pas à l’appel parmi les portraits-charges des Célébrités du juste milieu.
En l’occurrence, le buste de Jean-Charles Persil, magistrat défenseur de la Monarchie de Juillet, considéré comme l’un des pires ennemis de la presse libre et républicaine, présente une image non idéalisée. Au-dessus des plis de la toge s’élève un long visage émacié aux yeux enfoncés. La version lithographiée (1833) le représente de profil et la légende se moque de son nom, désormais transformé en Père-Scie. Ce portrait peu flatteur est accompagné d’armoiries « parlantes », dues au dessin de Charles Philipon, où se distinguent chaîne, lame de guillotine et tête coupée. Son nez effilé deviendra une scie redoutable dans d’autres caricatures de l’époque.
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Pot de vin (1834) |
Dans Croquades faites à l’audience du 14 novembre (1832), le journaliste Charles Philipon se défend de l’accusation d’offense faite au roi. Illustre inventeur de la métamorphose de Louis-Philippe en poire, il tente d’expliquer comment un simple jeu de ressemblance peut conduire le visage de Louis-Philippe à la forme d’un fruit.
Daumier confère une puissance expressive à ce motif dans Pot de vin (1834), où la poire épouse le corps entier du roi alors que la disposition du manteau rappelle l’ancienne iconographie de la Vierge de Miséricorde, qui protège saints, fidèles et pénitents. Les protégés sont ici les politiques, les juges et surtout les responsables du massacre de la rue Transnonain, bavure policière du 14 avril 1834.
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Idylles parlementaires (1850-1851) |
Les nombreux ennemis de la République et de la liberté d’expression deviennent des cibles privilégiées du caricaturiste. Les Idylles parlementaires (1850-1851), série à succès qui joue sur la parodie de l’art du XVIIIe siècle, met en scène, entre autres, Berryer, Thiers et Molé. À l’intérieur de cadres en style rocaille, ils sont représentés tels des amours et des divinités mythologiques, aux silhouettes gauches et ridicules.
Loin de se restreindre au reportage de faits réels, l’artiste sonde l’esprit de son temps en inventant des personnages emblématiques tel Ratapoil, agent de propagande de Louis-Napoléon Bonaparte à la silhouette nerveuse. Un jour de revue le révèle à la tête d’hommes exaltés acclamant l’empereur, avant le coup d’État du 2 décembre 1851 marquant la naissance du Second Empire.
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Trois saints dans le même Bénitier | Nouveau joujou dédié par Ratapoil aux enfants des Décembristes |
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Les Sangsues |
Daumier recourt souvent aux symboles républicains. Il s’agit d’un patrimoine de valeurs revendiqué par les nouveaux révolutionnaires, mais parfois récupéré par les conservateurs, partisans à la fois d’une monarchie bourgeoise ou d’un empire libéral. Le combat de l’artiste se tourne alors vers la sauvegarde et le respect de ces symboles propres à la République.
Dans Les Sangsues, lithographie à la plume, la France est représentée vaincue, enchaînée sur un îlot subissant l’assaut de sangsues habillées en hommes. L’allégorie intervient pour dénoncer les abus de la classe politique corrompue, profiteuse des qualités nourricières de la nation.
Il s’avère plus difficile d’illustrer le suffrage universel, conquête républicaine de 1848 déjà menacée et objet de restrictions en 1850. L’artiste imagine un géant représentant le corps électoral, passé à plus de neuf millions depuis l’intégration du corps ouvrier, attaqué par une multitude de minuscules députés descendant du palais de l’Assemblée.
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Dernier conseil des ex ministres (1848) |
Avec son ardeur et ses convictions, Daumier contribue dès 1848 à l’élaboration d’une nouvelle allégorie de la France sous les traits d’une femme que l’on commence un peu partout à appeler Marianne. Dans Dernier conseil des ex ministres (1848), elle fait irruption pendant une réunion des hommes de Louis-Philippe. Coiffée du bonnet phrygien, emblème du peuple de Paris, la République reprend sa place légitime avec l’éclat d’une lumière particulière, non moins symbolique.
En tant que dessinateur de la vie ordinaire, fin observateur de toute faiblesse humaine, de toute transformation ou dérive de la société, Honoré Daumier devient de plus en plus populaire. Depuis 1835, la censure l’oblige à se tourner vers les mœurs sociales, un domaine d’exploration infini.
Dans un premier temps, il s’attaque à la bourgeoisie parisienne. C’est l’époque des grandes séries thématiques, où l’artiste égrène en quinze ans son enquête sociale et sarcastique. Il s’inspire directement des scènes de rue ou puise dans l’imagerie traditionnelle. Pour Doubles faces (1838), il réactive les planches satiriques de têtes présentant une double physionomie lorsque l’on fait pivoter la feuille. Daumier insiste sur l’effet comique du changement radical d’expression, comme dans L’insulte - Les excuses.
Les bourgeois en quête d’autolégitimation frisent le grotesque, telle la forte femme face à son portrait qu’elle juge trop « réaliste » et s’écrit Dieu ! Quel nez vous me faites ! (1838). Quelques séries sont consacrées aux bourgeoises parisiennes insatisfaites de leur statut social. Pour une fois conformiste, Daumier tourne en dérision ces femmes "socialistes", "divorceuses" ou encore écrivains (Les Bas-bleus, 1844), qui participent aux débats intellectuels et affichent leur désir d’émancipation.
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Dieu quel nez vous me faites ! | Quand on est possesseur de cent actions dans les bitumes, qu'on a une femme comme Monsieur... | Appuyez fort ça fait rentrer la bosse... |
Des problèmes de couple aux différends au sein de la cellule familiale, les relations peuvent prendre un aspect burlesque. La difficulté du dialogue entre générations est illustrée dans Oncle et neveu. Il faut semer pour recueillir, publié dans La Caricature provisoire en 1840, où un vieil oncle figure agrippé au bras de son jeune neveu en train de bâiller. L’aspect bienveillant créé par le geste d’accompagnement perd alors toute crédibilité. L’observateur devine aisément le souci plus important de l’héritage qui anime le neveu.
Sur le plan des loisirs, la bourgeoisie ne dément pas sa volonté d’adopter les modes de l’aristocratie. La chasse devient une occupation de plus en plus recherchée sous la Monarchie de Juillet. Daumier en profite pour se moquer des bourgeois citadins, chasseurs improvisés, immergés en milieu naturel. Complètement désemparés, dénués de toute capacité d’adaptation, ils vont d’échec en échec. Pour l’artiste, c’est aussi l’occasion d’expérimenter de nouveaux effets techniques dans la réalisation de paysages en ovale comportant des dégradés et des touches de lumières éparses, ou bien dans le rendu de la pluie obtenu grâce à l’exécution de fines rayures sur la pierre lithographique (La Chasse sur l’eau, 1843).
Caricaturana, la série de cent lithographies consacrée au personnage imaginaire de Robert Macaire, résume à elle seule l’analyse amère et désabusée de Daumier sur ses contemporains. Interprété pour la première fois en 1823 par l’acteur Frédérick Lemaître, dans le drame L’Auberge des Adrets de Benjamin Antier, Macaire désigne un affairiste profiteur de toute situation, dénué de tout sens moral. En lui donnant une image par voie de presse, Charles Philipon et Daumier, auteurs respectifs des légendes et des dessins, s’attachent à dénoncer la malhonnêteté de la société du XIXe siècle. Cette entreprise remporte immédiatement un grand succès auprès du public. Outre la publication ordinaire sur les pages du Charivari (1836-1838), l’imprimeur Aubert met en circulation les albums de la série complète des lithographies, ainsi que plusieurs éditions du livre Les Cent et Un Robert Macaire, avec des copies réduites des illustrations de Daumier.
Messieurs et Dames ! – crie Macaire, interpellant la foule afin de lui vendre des actions aux gains improbables, dans une mise en scène assez pittoresque. Il apparaît très à l’aise, l’œil bandé et revêtu à la manière du bohémien romantique, accompagné dans sa harangue de la grosse caisse du fidèle et dupe Bertrand. Dans les autres planches de la série, Macaire pratique au mieux son art d’escroquerie dans les métiers de la bourgeoisie arriviste : journaliste, notaire, médecin, avocat et même « schismatique », avec le propos farfelu de fonder une nouvelle religion. Dans C’est tout de même flatteur d’avoir fait tant d’élèves !, Macaire confie enfin à Bertrand son souci d’avoir créé trop d’émules et le risque conséquent d’une concurrence féroce !
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Messieurs et Dames !... | Chaud ! Chaud ! Bertrand, faut pousser à la vente de marchandise... | C'est tout de même flatteur d'avoir fait tant d'élèves ! |
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La patience est la vertu des ânes |
La critique de Daumier n’épargne pas non plus la modernisation de la société, caractérisée entre autres par l’introduction de nouveaux procédés mécaniques et industriels. Paris se métamorphose sous l’impulsion du baron Haussmann qui creuse de larges artères sillonnant la ville. L’artiste pointe l’urbanisation destructive et les inconvénients des nouveaux produits comme le macadam, revêtement en goudron qui remplace progressivement les pavés.
La patience est la vertu des ânes, lithographie publiée en 1840 pour la série Proverbes et maximes, renvoie ironiquement aux débuts de la photographie avec l’invention du daguerréotype (1839), qui demandait de poser devant l’objectif pendant près d’une demi-heure. Cette nouvelle invention, objet d’engouement dans le cercle de la bourgeoisie, était largement utilisée par quiconque souhaitait immortaliser son portrait. Le Nouveau procédé employé pour obtenir des poses gracieuses (1856) consistait en un appui-tête, permettant au modèle de conserver la même position durant tout le temps de pose, outil assimilé dans l’estampe à un véritable instrument de torture.
Le développement des transports en commun et des trains est un grand classique de Daumier. Entre salles d’attente, intérieurs de wagons et gares bondées, il traduit ces évolutions en estampes, en peintures et en dessins. Sa série de lithographies Les chemins de fer, parue en 1843, révèle encore quelques situations pittoresques, vingt ans après la première concession d’une ligne de chemin de fer en France reliant Saint-Étienne à Andrézieux, inaugurée en 1827. On y voit, entre autres, deux agents chargés de la signalisation des voies libres, condamnés à rester les bras levés dans l’attente du passage du train (Dites donc père Loustalot…). Ou bien encore, la constatation amère de la part des postillons d’un relais de poste à chevaux qui, à la vue du train circulant à grande vitesse, se désolent : « Et dire que maintenant, voilà tous les voyageurs qui nous passent devant le nez ! »
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Et dire que maintenant, voilà tous les voyageurs qui nous passent devant le nez ! | Dites donc père Loustalot… |
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Némésis médicale illustrée |
Outre ses lithographies publiées en pleine page, Daumier compose de nombreuses vignettes pour les pages du Charivari, dessinées sur des plaques en bois gravées par des artisans spécialistes de la xylographie. Sa verve expressive et sa popularité lui ouvrent les portes de l’édition illustrée avec cette technique du « bois debout », fondée sur l’emploi de plaques taillées perpendiculairement aux fibres du bois. Il participe seul à différents projets éditoriaux et collabore à des œuvres collectives, comme Les Français peints par eux-mêmes (1841-1842). Pour Balzac, écrivain qui lui est naturellement associé dans la représentation de la « comédie humaine », il exécute le portrait du Père Goriot aux traits hargneux et inoubliables.
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Père Goriot |
En 1870, Daumier publie la lithographie Page d’histoire en l’honneur de la nouvelle parution des Châtiments de Victor Hugo, recueil de poèmes satiriques censuré sous Napoléon III. L’image, ici en gravure sur bois, représente le livre de l’écrivain en train d’écraser l’aigle impériale, dans un paysage dénudé au ciel déchiré par un puissant éclair. Le langage symbolique et sombre caractéristique de l’ouvrage d’Hugo est admirablement traduit ici par Daumier, qui conservera ce style jusque dans les dernières années de sa vie, pour dénoncer la crise politique et morale en France, ainsi que la menace prussienne.
La lithographie est un procédé de reproduction de dessins au crayon ou à la plume, exécutés sur une pierre calcaire et transposés sur papier sous l’action d’une presse.
Largement diffusée en France après l’invention d’Aloys Senefelder en Allemagne (1796), cette technique permet des tirages de plus en plus importants dans les journaux, de 1 000 à 3 000 exemplaires pour le Charivari selon les années. Daumier, lithographe expérimenté, fournit des images à une cadence élevée et, en règle générale, dessine directement sur des pierres souvent réutilisées pour d’autres compositions.
Quelques pièces de la Bibliothèque municipale montrent les différentes phases de publication d’une lithographie. Nymphes des alentours, extraite de l’hilarante série Idylles parlementaires, est un exemplaire imprimé avant la « lettre », partie comprenant le titre, les indications d’imprimeur et la légende. De plus, on peut y lire à droite « remettez le chiffre », annotation manuscrite des correcteurs concernant la numérotation de la pierre lithographique.
Le passage d’un état à l’autre de l’estampe, qui marque une impression intermédiaire jusqu’au tirage final, est visible dans les deux versions des Moucherons politiques : le premier état avant la lettre précède le dernier état, ici présenté dans le tirage du journal Le Charivari.
Un petit nombre d’exemplaires de qualité étaient tirés sur un papier épais, à destination des collectionneurs. C’est le cas des deux états de L’artiste Robert Macaire, qui montrent un coloriage exécuté à l’aquarelle rehaussée de gomme arabique. Cette pratique, confiée à des coloristes, permettait à l’imprimeur de vendre les lithographies un peu plus chères. Quant à la légende, ici particulièrement développée, elle témoigne du travail éditorial du journaliste pour rendre les images encore plus parlantes au public.
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Cette lithographie dépourvue de titre paraît le 3 mars 1834 sur la troisième page du Charivari. Un homme debout présente les signes évidents d’un affrontement physique : œil poché, lunettes suspendues à une oreille, vêtements déchirés et chapeau par terre. En arrière-plan, on voit un couple enlacé devant une maison avec enseigne et un autre homme mal identifié à droite. Cette image étrange et énigmatique, qui témoigne d’une querelle, ne semble pas correspondre au titre traditionnel de L’Ivrogne.
L’absence d’indications pourrait faire penser à une intervention de la censure pour effacer des allusions politiques. C’est une pièce très rare, recherchée par les collectionneurs.