Bibliothèque municipale de Lyon

Gilles Verneret - La Photographie Apocryphe

La Terre Sainte entretient avec la photographie une relation singulière. C’est vers elle que les pionniers de la nouvelle image se tournent dans les années 1850  à la faveur des grandes découvertes archéologiques et des premiers voyages pittoresques. Là, les émulsions photosensibles enregistrent non sans mal les étendues désertiques, les ruines des temples sacrés - la lumière est puissante, la chaleur écrasante. Le papier salé des épreuves argentiques présente la douceur des sables, la rugosité des façades de pierre, sa texture épouse le sentiment d’un temps infini. Ces images antiques sont autant documentaires que poétiques, elles sont désormais précieuses et reposent aujourd’hui tel des incunables dans les grandes collections patrimoniales.

Un siècle et demi plus tard, Jérusalem et sa région sont un lieu où se concentrent à nouveau les regards des photographes. Non pas ceux qui, depuis les années 1960, pratiquent le reportage et obéissent aux standards de l’information, mais des photographes contemporains, des artistes qui associent l’inspiration poétique et les vertus descriptives de la photographie. Il y a même une passion des photographes français les plus actuels pour cette région – Anne-Marie Filaire, Marie-Noëlle Boutin,Valérie Jouve, Valentine Vermeil, Alexis Cordesse y ont récemment œuvré – c‘est dans ce contexte d’une consécration nouvelle de la photogénie du lieu que Gilles Verneret propose une contribution originale.

L’originalité des images de Gilles Verneret repose sur le processus poétique qui les détermine. Elles sont le produit d’un « hasard objectif Â», pour reprendre la terminologie du surréalisme, produit de la rencontre dans l’esprit du photographe d’une représentation mythique et d’un signe quotidien. Comment retrouver sur les lieux saints les images que notre culture a imprimé dans notre esprit dès l’enfance ? Les épisodes des Évangiles – que Gilles Verneret compare à un « reportage Â» sur la vie du Christ – constituent un scénario édifiant fait d’images fortes que l’éducation religieuse, mais aussi toute l’histoire de l’art et une tradition populaire, associe à des images. Comment, une fois sur les lieux, ce bagage imaginaire par essence même anachronique peut-il déterminer le « voir Â» ? Notre regard sur Jérusalem a été depuis tant d’années contaminé par ces clichés médiatiques et touristiques. Quelle attitude permet de traverser ce « spectacle Â» pour créer les conditions d’une rencontre ?

Gilles Verneret laisse son esprit disponible. En spécialiste d’une prose visuelle qu’il a forgé depuis tant d’années, il part à la rencontre du quotidien à Jérusalem. Il se place dans un hors champ temporel, car ce qui marque aujourd’hui ces lieux – la puissance de l’actualité politique, l’invasion visuelle du lieu par le mur de séparation et tant de signes du conflit israélo-palestinien, bref ce théâtre de la guerre – ne sont pas ici présents sur un mode démonstratif. Ce sont d’autres signes qui alertent le photographe, ce qui dans le quotidien peut faire écho au récit de la vie du Christ. La démarche n’est pas mystique, elle est plutôt celle d’une actualisation de notre imaginaire.

Le rôle des sculptures de chapiteaux et celles des tympans d’églises au moyen âge, était celui d’une éducation par le regard des grands épisodes de la Bible et des Évangiles. Ces Å“uvres rappelaient aux fidèles les règles et les châtiments. C’était un temps où l’image ne craignait pas de forcer le trait. A sa manière, Gilles Verneret construit aujourd’hui une sorte de programme iconographique en reconnaissant dans des scènes quotidiennes et en jouant sur l’anachronisme – affirmant ainsi une permanence du fait sacré -  ce qui peut faire image. Rien ici d’une enquête ethno-archéologique ni même d’une démarche spiritualiste, mais plutôt la recherche des nouveaux signes. C’est ici la méthode inverse du péplum : non pas reconstituer par l’artifice mais sur-interpréter le fait prosaïque.

D’où le caractère fondateur des légendes. Sans textes associés aux images, le travail de Gilles Verneret se propose comme un poème d’une grande sensibilité et d’une rigueur formelle à laquelle il nous a habitué. Il sait jouer des cadrages et des couleurs, jongler avec les micro-signes du quotidien, tresser les images entre-elles pour présenter le monde comme un collage permanent. Mais le projet est plus ambitieux encore. Avec les titres, le passé des textes saints vient claquer devant nos yeux. L’entrée à Jérusalem devient la situation quotidienne d’un parcours automobile, les Evangélistes des hommes à l’allure puissante et débonnaire, le buisson ardent un tee-shirt imprimé flamboyant, le message d’amour une fresque colorée, une cabane la crèche de Nazareth … et aussi des actualisations plus politiques comme le rappel de la présence militaire et de l’occupation des territoires, un avion qui raye le ciel bleu d’une journée a priori sans enjeux, des jeunes conscrits qui chahutent sur la plage. Les temps s’entrecroisent. Ces rappels par les titres nous confirment que toute image prend son sens par sa légende, mais les légendes elles-mêmes (au sens désormais de récits édifiants) ne sont rien sans les images - qu’elles soient des métaphores textuelles ou des propositions iconographiques.

Les épisodes historiques de la vie du Christ sont si intimement mêlés au sacré qu’ils sont un peu comme la photographie elle-même : objective comme les faits et imaginaire par leur puissance évocatrice. Les images de Gilles Verneret tente d’approcher cette nature double, cette dialectique de l’histoire et de la légende qui viendrait se résoudre en un bref poème visuel, une phrase et une image – ce que Brecht appelait dans son ABC de la guerre : un photoépigramme. Ces récits ne sont donc pas des vérités révélées, même s’ils procèdent de l’enregistrement du réel. Ils sont apocryphes par nature : l’impossible établissement de l’authenticité y règne en gloire.


Michel Poivert

retour à la page sur les traces de Jésus de Nazareth

ville de Lyon Bibliothèque municipale de Lyon