Le ménage des champs

du savoir agricole antique aux livres d’agriculture de la Renaissance

Le succès de la Maison rustique (1564)

par Michel Jourde

L’Agriculture et Maison rustique (1564), élaborée par Charles Estienne après 30 ans de publications pédagogiques sur le lexique agronomique latin, puis longtemps rééditée par son gendre Jean Liébault, poursuit son exceptionnelle carrière, en France et à l’étranger, pendant 150 ans, jusqu’à ce que Louis Liger publie une Nouvelle Maison rustique au début du XVIIIe siècle. Par delà le discrédit dans lequel tombe alors le livre d’Estienne et Liébault, l’intitulé « maison rustique » demeure ainsi populaire, largement diffusé ensuite par les publications de la Librairie agricole de la Maison rustique (Paris, 26 rue Jacob). Il est également décliné selon les publics et les territoires. C’est encore aujourd’hui le nom d’une collection des éditions Flammarion spécialisée dans les livres pratiques.

1.

Fig. 1a. Charles Estienne, De re hortensi libellus, Paris, R. Estienne, 1536, page de titre. Bibliothèque municipale de Lyon, Rés 809012 {JPEG}

Fig. 1a.

Fig. 1b. Charles Estienne, Seminarium earum arborum, Paris, R. Estienne, 1536, page de titre. Bibliothèque municipale de Lyon, Rés 809013 {JPEG}

Fig. 1b.

Fig. 1c. Charles Estienne, Praedium rusticum, C. Estienne, 1554, page de titre. Bibliothèque municipale de Lyon, 380779 {JPEG}

Fig. 1c.

Fig. 1d. Charles Estienne, L'Agriculture et Maison rustique, Paris, J. Du Puis, 1564, page de titre. Bibliothèque municipale de Lyon, Rés 393639 {JPEG}

Fig. 1d.

Fig. 1a. Charles Estienne, De re hortensi libellus, Paris, R. Estienne, 1536, page de titre.
Bibliothèque municipale de Lyon, Rés 809012 ; exemplaire consultable en ligne dans Google Books
Fig. 1b. Charles Estienne, Seminarium earum arborum, Paris, R. Estienne, 1536, page de titre.
Bibliothèque municipale de Lyon, Rés 809013 ; exemplaire consultable en ligne dans Google Books
Fig. 1c. Charles Estienne, Praedium rusticum, C. Estienne, 1554, page de titre.
Bibliothèque municipale de Lyon, 380779 ; exemplaire consultable en ligne dans Google Books
Fig. 1d. Charles Estienne, L’Agriculture et Maison rustique, Paris, J. Du Puis, 1564, page de titre.
Bibliothèque municipale de Lyon, Rés 393639 ; exemplaire consultable en ligne dans Google Books

Charles Estienne (vers 1504-1564), frère de Robert I, formé dans l’atelier familial et en Italie, devenu tardivement médecin (1542), publie à partir de 1535 des opuscules pédagogiques sur les différents aspects du lexique agricole latin (le jardin, la pépinière, la vigne…), pour lesquels il convoque aussi un riche vocabulaire français spécialisé afin de faciliter la compréhension des textes classiques. En 1554, alors qu’il a pris la direction de l’atelier parisien après le départ de Robert à Genève, il tire de ces opuscules un vaste traité latin, le Praedium rusticum (« domaine rustique »), destiné aux « jeunes gens qui étudient les bonnes lettres », mais que son organisation systématique en 10 livres et son copieux index offrent aussi à une consultation « pratique ». Enfin, en 1564, alors qu’il est emprisonné pour dettes, il fait paraître un livre français au titre analogue, L’Agriculture, et Maison rustique, mais au contenu entièrement renouvelé, visant cette fois à réunir « tout ce qui peut estre requis pour la perfection de l’agriculture Françoise ».


2.

Fig. 2. Charles Estienne, L'Agriculture et Maison rustique, Paris, J. Du Puis, 1564, f. 1v-2r (double page). Bibliothèque municipale de Lyon, Rés 393639 {JPEG}

Fig. 2.

Fig. 2. Charles Estienne, L’Agriculture et Maison rustique, Paris, J. Du Puis, 1564, f. 1v-2r (double page).
Bibliothèque municipale de Lyon, Rés 393639 ; exemplaire consultable en ligne dans Google Books

Charles Estienne n’est pas lui-même propriétaire terrien. Le savoir qu’il rassemble est issu de ses lectures, de sa connaissance du pays (il en a déjà tiré en 1552 La Guide des chemins de France) et de ses enquêtes : il dit avoir été « contraint de rustiquer souventesfois, et familierement converser avec toute sorte de gents rustiques ». Il peut se présenter alors comme « auteur oculaire et quasi practicien ». Organisé en six livres thématiques (maison, jardin, verger, prairie et étang, labours et vignes, chasses), sur le modèle des traités de Caton et Columelle, rédigé en brefs chapitres et complété par un index, l’ouvrage est à la fois un recueil de conseils pratiques, un vaste tableau des plaisirs rustiques et une somme linguistique sur le lexique agricole français. Il se prête ainsi à des lectures particulièrement variées, ce que va confirmer son impressionnant succès.


3.

Fig. 3. De Landtvvinninge ende Hoeue van M. Kaerle Stevens, Doctoor in de Medeciine. Vut de Fransoysche sprake in de Nederduytische ouergheset [trad. Martin Everaert], Anvers, 1566, page de titre. Bibliothèque Universitaire de Gand, BIB.JUR.010747 {JPEG}

Fig. 3.

Fig. 3. De Landtvvinninge ende Hoeue van M. Kaerle Stevens, Doctoor in de Medeciine. Vut de Fransoysche sprake in de Nederduytische ouergheset [trad. Martin Everaert], Anvers, 1566, page de titre.
Bibliothèque Universitaire de Gand, BIB.JUR.010747

Le grand imprimeur d’Anvers Christophe Plantin se saisit aussitôt du succès du livre : dès septembre 1564, il achète à Jacques Du Puis 300 exemplaires de l’édition française qu’il met en vente en 1565 avec une nouvelle page de titre à sa propre adresse, au prix de 10 stuyvers. Familiarisant ainsi son public avec cette œuvre française, il commande parallèlement une traduction flamande à Martin Everaert, de Bruges, payé pour cette tâche 12 florins (24 fois le prix de vente d’un exemplaire). Cette traduction est publiée l’année suivante en 1 600 exemplaires (vendus trois fois moins chers que le livre en français), sans mention du nom du traducteur : une épître de Plantin justifie la traduction par la forte demande du public néerlandophone, demande qu’il a ainsi lui-même habilement suscitée.


4.

Fig. 4. L'Agriculture et maison rustique, Paris, Jacques Du Puis, 1583, page de titre. Bibliothèque municipale de Lyon, Rés 393638. {JPEG}

Fig. 4.

Fig. 4. L’Agriculture et maison rustique, Paris, Jacques Du Puis, 1583, page de titre.
Bibliothèque municipale de Lyon, Rés 393638 ; exemplaire consultable en ligne dans Google Books

Après la mort de Charles Estienne (1564), c’est son gendre Jean Liébault (vers 1534-1596), également médecin, qui assure pendant 30 ans les mises à jour et les révisions de l’ouvrage, dont on recense 18 rééditions françaises, autorisées ou non, entre 1565 et 1600. La forme très segmentée du livre se prête facilement aux ajouts, pour lesquels Liébault lui-même sollicite les lecteurs. Désormais en sept livres, l’ouvrage s’accroît constamment, en particulier dans les domaines du jardinage, des cultures exotiques, des remèdes, de la chasse ou de l’élevage des oiseaux chanteurs. En 1583, Liébault s’adresse au lecteur, justifiant une nouvelle édition par l’existence des contrefaçons et des traductions, qui altèreraient la nature de l’œuvre : le succès est aussi une cause d’inquiétude quant à la maîtrise de son texte. L’œuvre poursuivra ses métamorphoses au XVIIe siècle, toujours sous les noms de Charles Estienne et Jean Liébault, mais dans un texte largement remanié.


5.

Fig. 5a. Siben Bücher von dem Feldbau, und vollkommener bestellung eynes ordenlichen Mayerhofs oder Landguts. Etwan von Carolo Stephano und Johanne Liebhalto, der Artzenei Doctorn, Frantzösisch beschrieben. Nun aber seines hohen nutzes halben […] von [...] Melchiore Sebizio Silesio} [Melchior Sebitz], der Artznei Doctore, inn Teutsch gebracht, Strasbourg, 1579, page de titre. Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, R.10.389 {JPEG}

Fig. 5a.

Fig. 5b. L'Agricoltura e casa di villa, trad. italienne Hercole Cato, Venise, 1581, page de titre. Bibliothèque municipale de Lyon, 319848 {JPEG}

Fig. 5b.

Fig. 5c. Maison rustique or the Countrey farme, 1616, page de titre. British Library (Londres), L.32/19 {JPEG}

Fig. 5c.

Fig. 5a. Siben Bücher von dem Feldbau, und vollkommener bestellung eynes ordenlichen Mayerhofs oder Landguts. Etwan von Carolo Stephano und Johanne Liebhalto, der Artzenei Doctorn, Frantzösisch beschrieben. Nun aber seines hohen nutzes halben […] von [...] Melchiore Sebizio Silesio [Melchior Sebitz], der Artznei Doctore, inn Teutsch gebracht, Strasbourg, 1579, page de titre.
Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, R.10.389
Fig. 5b. L’Agricoltura e casa di villa, trad. italienne Hercole Cato, Venise, 1581, page de titre.
Bibliothèque municipale de Lyon, 319848 ; exemplaire consultable en ligne dans numelyo
Fig. 5c. Maison rustique or the Countrey farme, 1616, page de titre.
British Library (Londres), L.32/19

Après la première traduction flamande (rééditée en 1582 afin d’intégrer les révisions de l’édition française), on voit paraître des traductions allemande (1579), italienne (1581) et anglaise (1600). Les traducteurs allemand et anglais, Melchior Sebitz et Richard Surflet, sont médecins comme les deux auteurs, et leur qualité est indiquée sur les pages de titre. En revanche, le traducteur italien, Ercole Cati, est un homme de lettres et de cour, ami de Torquato Tasso, également traducteur de Jean Bodin et de Louis Le Roy : sur la page de titre italienne, Estienne perd à cette occasion son identité professionnelle, devenant un « gentil’huomo francese », peut-être de manière à le rapprocher d’un Agostino Gallo. Ces traductions connaissent un succès durable. La réédition anglaise de 1616, due à Gervase Markham, qui devient alors le principal auteur anglais de livres d’agriculture, intègre à la Maison rustique des extraits d’autres auteurs français (Olivier de Serres, Élie Vinet), espagnols et italiens.


6.

Fig. 6. Louis Liger, La Nouvelle maison rustique, Paris, 1749, frontispice et page de titre (double page). Bibliothèque municipale de Lyon, 132809 {JPEG}

Fig. 6.

Fig. 6. Louis Liger, La Nouvelle maison rustique, Paris, 1749, frontispice et page de titre (double page).
Bibliothèque municipale de Lyon, 132809 ; exemplaire consultable en ligne dans Google Books : tome 1 ; tome 2

Le livre d’Estienne et Liébault, après 150 ans de métamorphose, disparaît au début du XVIIIe siècle : la dernière édition paraît à Lyon en 1702. Deux ans plus tôt, a paru une Œconomie generale de la campagne, ou Nouvelle maison rustique, signée par Louis Liger (1658-1717), un propriétaire bourguignon surtout intéressé par l’art des jardins : dans sa préface, il rend hommage à ses prédécesseurs, tout en soulignant leur insuffisance. Son propre livre survivra cependant moins longtemps que le leur. Dès 1721, quatre ans après sa mort, le livre est réédité sous le même titre et le même nom d’auteur, mais dans un texte entièrement révisé par une main anonyme (« M.*** », en réalité le médecin Pierre-Charles-Louis Besnier), présentée comme celle d’« une personne plus eclairée et mieux instruite des secrets de l’Agriculture ». C’est cette version qui sera éditée jusqu’en 1804, avant qu’elle-même cède la place au projet monumental de La Maison rustique du XIXe siècle (1835-1844), à vocation clairement pédagogique, rédigée par « une réunion d’agronomes et de praticiens appartenant aux Sociétés agricoles de France ».


7.

Fig. 7a. Jean Antoine Brûletout de Préfontaine, Maison rustique, à l'usage des habitans de partie de la France equinoxiale connue sous le nom de Cayenne, Paris, 1763, page de titre. Bibliothèque municipale de Lyon, 808715 {JPEG}

Fig. 7a.

Fig. 7b. Madame de Genlis, Maison rustique pour servir à l'éducation de la jeunesse, Paris, 1810, page de titre. Bibliothèque municipale de Lyon, 304590 {PNG}

Fig. 7b.

Fig. 7c. Pierre Chaillot, Manuel de l'agriculteur du midi, ou petite maison rustique méridionale, Avignon, 1828, page de titre. Bibliothèque municipale de Lyon, 806737 {JPEG}

Fig. 7c.

Fig. 7d. Cora-Élisabeth Millet-Robinet, Maison rustique des dames, 1859, page de titre. Bibliothèque municipale de Lyon, 418884 {PNG}

Fig. 7d.

Fig. 7a. Jean Antoine Brûletout de Préfontaine, Maison rustique, à l’usage des habitans de partie de la France equinoxiale connue sous le nom de Cayenne, Paris, 1763, page de titre.
Bibliothèque municipale de Lyon, 808715 ; exemplaire consultable en ligne dans Google Books
Fig. 7b. Madame de Genlis, Maison rustique pour servir à l’éducation de la jeunesse, Paris, 1810, page de titre.
Bibliothèque municipale de Lyon, 304590 ; exemplaire consultable en ligne dans numelyo : tome 1 ; tome 2 ; tome 3
Fig. 7c. Pierre Chaillot, Manuel de l’agriculteur du midi, ou petite maison rustique méridionale, Avignon, 1828, page de titre.
Bibliothèque municipale de Lyon, 806737 ; exemplaire consultable en ligne dans numelyo
Fig. 7d. Cora-Élisabeth Millet-Robinet, Maison rustique des dames, 1859, page de titre.
Bibliothèque municipale de Lyon, 418884 ; exemplaire consultable en ligne dans numelyo : tome 1 ; tome 2

Parallèlement à ce destin encyclopédique de la Maison rustique, l’intitulé de Charles Estienne est décliné, aux XVIIIe et XIXe siècles, pour mettre en vente des ouvrages plus spécialisés, qu’il s’agisse d’une restriction du public visé (les femmes, la jeunesse…) ou de la région envisagée (Cayenne, le midi…). On retrouve parfois dans ces ouvrages, mieux que dans les encyclopédies systématiques vouées aux innovations agrotechniques, l’organisation à la fois spatiale et sociale de la matière traitée, comme au temps de Charles Estienne et Olivier de Serres, ou de Columelle lui-même : la maison du maître est au centre, depuis laquelle s’ordonnent les différents espaces et les différents acteurs (hommes et femmes, et, dans les colonies du XVIIIe siècle, esclaves) de l’activité agricole ou domestique.