Un classique moderne : Pietro de’ Crescenzi
Pietro de’ Crescenzi, citoyen de Bologne comme il se présente lui-même, achève la rédaction du Liber ruralium commodorum entre 1304 et 1309. Son objectif est d’exposer en douze livres « la doctrine des champs, des plantes et des animaux » source de « prouffitz champêtres ». Dès le prologue, ce savoir est placé à la double enseigne de la prudence, vertu qui oriente l’action des hommes désireux de vivre dans une société « pacifique et tranquille », et de l’héritage antique incarné par Cicéron pour qui aucune activité n’était meilleure que l’agriculture. À l’utilité (utilitas), Crescenzi adjoint la delectatio, « l’estat plaisant et delictable » qu’apporte aux citadins la vie rustique. Rédigé en latin, traduit en plusieurs langues modernes, imprimé dès 1471 à Augsbourg, le traité de Crescenzi a connu un succès européen.
1. Agriculture savante
Fig. 1. Bibliothèque nationale de France (Paris), département des manuscrits, Français 12330, f. 9r.
Manuscrit consultable en ligne dans Gallica
Juriste, Crescenzi maîtrise le latin par lequel il accède non seulement au répertoire agronomique antique mais encore aux textes scientifiques et techniques traduits du grec ou de l’arabe ou nouvellement élaborés en Occident aux XIIe et XIIIe siècles. Les représentations figurées que les manuscrits et imprimés donnent de l’auteur accentuent le caractère savant du traité et établissent souvent un lien avec la célèbre université de Bologne. Dans ce manuscrit français, Crescenzi compose entre quatre murs à l’aide de livres disposés sur un monumental lutrin. Le prologue de l’œuvre ainsi que de nombreux documents contemporains permettent de dresser de l’auteur un portrait plus circonstancié. L’agriculture ne faisait pas partie des disciplines enseignées et Crescenzi n’obtint aucun grade universitaire. Les seules sections de son traité qui mettent à profit la culture dispensée à l’Alma Mater au XIIIe siècle concernent les sciences naturelles et la préservation de la santé. Crescenzi connaît par exemple le livre du médecin iranien Ibn Sîna traduit en latin sous le nom de Canon d’Avicenne et enseigné dans le cursus des études médicales à Bologne.
2. Science naturelle
Fig. 2a et 2b. Pierre Des Crescens, Le Livre des prouffits champestres, Lyon 1539, page de titre et f. 10r.
Bibliothèque municipale de Lyon, Rés 131395 ; exemplaire consultable en ligne dans numelyo
Une autre piste pour comprendre la genèse du Liber ruralium commodorum passe par les bibliothèques ecclésiastiques et en particulier par celle du grand couvent San Domenico de Bologne. Proche des dominicains, comme en témoigne l’épître dédicatoire à frère Aimery de Plaisance, maître général de l’Ordre, l’agronome put probablement consulter dans la bibliothèque conventuelle le traité sur les végétaux qu’Albert le Grand composa avant 1260. Par cet ouvrage, le De vegetabilibus libris septem, il accédait aux théories aristotéliciennes sur la nature dont la connaissance était un préalable à l’exposé des techniques agricoles (voir le début du livre II dans l’édition française faite à Lyon en 1539 : « En la generation de toutes plantes, selon ce que dict frere Albert… »). En revanche, il n’est pas établi que la bibliothèque disposait des livres d’agronomie antique lus par Crescenzi. Dans son testament en date de 1320, celui-ci lègue « tous ses livres au couvent des frères prêcheurs de Bologne », un indice de la capacité qui fut la sienne à constituer sa propre bibliothèque.
3. Voyages et paysages italiens
Fig. 3. Pietro de’ Crescenzi, Ruralia commoda, Speier, 1490, f. 33v.
Bibliothèque municipale de Lyon, Rés Inc 884 ; exemplaire consultable en ligne dans numelyo
Le savoir rassemblé par Pietro de’ Crescenzi en matière agronomique est aussi à rattacher à ses nombreux déplacements dans l’Italie du centre et du nord. La circulation des professionnels du gouvernement (podestats, juges, notaires) n’avaient rien à envier dans l’Italie des communes à celle des gens de guerre, des artisans spécialisés et des artistes. Crescenzi exerça ainsi la profession de juge au service de différents recteurs entre 1268 et 1298 dans au moins neuf cités italiennes, en Romagne (Imola), en Lombardie (Brescia), en Toscane (Pise) ou encore en Piémont (Asti). Autant d’occasions de consulter des livres rares et de découvrir chemin faisant les paysages de l’Italie centro-septentrionale. Sa sensibilité aux terroirs, aux pratiques culturales et à la variété des espèces est particulièrement évidente dans le domaine de la viticulture. En témoigne la liste de quarante et un cépages décrits avec précision et sans le secours des agronomes antiques que Crescenzi a insérée au livre IV, chap. 4 « De la diversité des vignes ».
4. Villa Ulmi
Fig. 4. Piero Crescentio de agricultura, Venise, 1496, frontispice.
Bibliothèque nationale de France (Paris), RES-S-766
Le savoir crescenzien est aussi le fruit d’une longue familiarité avec la terre et l’économie rurale. Pietro de’ Crescenzi possédait un domaine d’une vingtaine d’hectares situé dans la plaine bolonaise, la Villa Ulmi. La description qu’il donne de la villa modèle au livre I s’inspire directement de cette « Villa dell’Olmo » et des exploitations (« poderi ») émiliennes de son temps. Construite à l’écart des villages sur une éminence artificielle (en latin motta ou tumba), la villa est organisée de façon fonctionnelle pour que cohabitent le maître des lieux, les paysans et les animaux. C’est aussi un lieu de stockage des denrées agricoles avant leur transport en ville pour ravitailler la maison urbaine. Les illustrateurs du Liber ruralium commodorum ont interprété librement ce modèle original tantôt comme une modeste chaumière tantôt comme un château princier. Le frontispice de l’édition vernaculaire vénitienne rend assez bien compte des conseils prodigués par Crescenzi aux chapitres 6 et 7 du livre I.
5. Sources latines et byzantines
Fig. 5a. La Villa di Palladio Rutilio Tauro Emiliano, tradotta nuovamente per Francesco Sansovino..., In Venetia, 1560, page de titre.
Bibliothèque municipale de Lyon, 417172 ; exemplaire consultable en ligne dans Google Books
Fig. 5b. Geoponica, Bâle, 1540, page de titre.
Bibliothèque municipale de Lyon, 305569 ; exemplaire consultable en ligne dans numelyo
Pour traiter chacune des sections de son livre, Crescenzi suit un guide principal, un auteur, une « auctoritas » comme on disait au Moyen Âge. Pour l’agriculture pratique, le texte qui faisait référence aux XIIe et XIIIe siècles était le traité composé par Palladius. Cet opuscule réalisé à la fin de l’Antiquité sous la forme d’un calendrier des travaux agricoles donnait accès aux connaissances, résumées et simplifiées, des maîtres de la res rustica latine (Caton, Varron, Columelle). Il était devenu, après l’époque carolingienne, le principal, sinon l’unique intermédiaire direct entre le savoir des Anciens et les lettrés du Moyen Âge en matière d’agriculture. Crescenzi, dans le sillage d’Albert le Grand, qualifie Palladius d’optimus agricultor. En matière viti-vinicole, Crescenzi s’appuie sur un extrait des Géoponiques byzantines, une encyclopédie rurale réalisée en plusieurs étapes et dont la composition finale est attribuée à l’entourage de l’empereur Constantin VII Porphyrogénète (912-959). Au XIIe siècle, Burgundio de Pise en donna une traduction latine partielle qui est à l’origine d’un petit traité de vinification qui circula en Occident sous le titre de Liber vindemie. Pietro de’ Crescenzi en fait grand usage dans la deuxième partie du livre IV de son traité.
6. Les chevaux
Fig. 6. Giordano Ruffo, Libro dell’arte de’ marescalchi…, Venise, 1554, page de titre.
Bibliothèque municipale de Lyon, 345395 ; exemplaire consultable en ligne dans numelyo
Crescenzi consacre une longue section à l’élevage dont la moitié est réservée au cheval. Cet animal n’avait qu’une fonction agricole marginale dans l’Italie du XIIIe siècle : les représentations sculptées de scènes de dépiquage que l’on peut admirer au Baptistère de Parme ou à la cathédrale de Ferrare demeurent exceptionnelles. Si le cheval intéresse l’agronome bolonais c’est « parce qu’il est le plus noble des animaux, nécessaire tant aux rois et aux princes en temps de guerre et de paix qu’aux prélats ecclésiastiques ». Monture des nobles gens, il ennoblit la description de la vie rustique. Comme les connaissances de l’auteur en matière d’élevage et de médecine du cheval sont à l’évidence limitées, il se contente de copier de larges extraits d’un remarquable ouvrage rédigé en Italie méridionale dans l’entourage de l’empereur Frédéric II peu après la mort de celui-ci : l’Hippiatria de Giordano Ruffo. La Bibliothèque municipale de Lyon en possède la traduction italienne réalisée par le franciscain vénitien Gabriele Bruno en 1492, dans sa réimpression de 1554.
7. Littérature agronomique européenne
Fig. 7a. Pietro de’ Crescenzi, Ruralia commoda, Augsburg, 1471, dernier folio (colophon).
Bibliothèque municipale de Lyon, Rés Inc 1064 ; exemplaire consultable en ligne dans Google Books
Fig. 7b. Crescenzi, De agricultura vulgare, 1519, page de titre.
Bibliothèque municipale de Lyon, Rés 393648 ; exemplaire consultable en ligne dans Google Books
Fig. 7c. La maniere de empter et planter en jardins… doctrine de Pierre de Cressance, Lyon, 1533, f. ii (incipit).
Bibliothèque municipale de Lyon, Rés B 493643 ; exemplaire consultable en ligne dans Google Books
Le texte du Liber ruralium commodorum est transmis par près de cent trente manuscrits latins conservés aujourd’hui dans les principales bibliothèques européennes. Traduit en toscan au XIVe siècle, il fut reçu en France où le roi Charles V en commanda une traduction en 1373, à une période où il se préoccupait de doter sa librairie d’un ensemble de textes scientifiques et techniques en langue française. La diffusion en Europe centrale fut tout à fait remarquable, avec deux traductions en allemand, deux en polonais et une en vieux-tchèque réalisées aux XVe et XVIe siècles. La première édition latine est l’œuvre de Johann Schüssler à Augsbourg dès 1471 (fig. 7a) — la Bibliothèque municipale de Lyon en possède un très bel exemplaire. D’autres impressions suivirent, tant en Allemagne, en France qu’en Italie, où la première édition imprimée du texte toscan fut réalisée à Florence en 1478 par Niccolo di Lorenzo. Des extraits du copieux traité de Crescenzi circulèrent en diverses langues, comme en témoigne un petit livre imprimé à Lyon en 1533 (fig. 7c.) qui enseigne « comment l’on doit subtillement empter (greffer) ». Nombre d’agronomes européens du XVIe siècle connaissaient le traité de Crescenzi, par exemple les italiens Corniolo Della Cornia et Agostino Gallo, l’espagnol Gabriel Alonso de Herrera ou l’allemand Konrad Heresbach.