Comparer dans le temps et dans l’espace
Dans les traités savants autant que dans les pratiques agricoles, le recours à la comparaison est un aspect essentiel du rapport que les hommes et les femmes du XVIe siècle entretiennent aux plantes, aux animaux, aux paysages. On compare des choses, des textes, des pratiques, des outils pour diverses raisons. Comme moyen de vérification, le jeu des ressemblances et des différences intervient aussi bien dans l’édition des textes que dans l’identification d’une plante ou d’un animal. En tant qu’instrument descriptif, la comparaison permet de qualifier des réalités nouvelles, mais aussi d’établir des classifications. Enfin, dans un souci davantage économique, elle peut être un moyen de hiérarchiser des produits ou des usages afin de déterminer, en pratique, quelles activités agraires doivent être préférées aux autres.
1. Comparer, confronter, éditer
Fig. 1a et 1b. Olivier de Serres, « Disposition de la vigne » et « Les chevaux et jumens », Le Theatre d’agriculture et mesnage des champs, 1600, p. 154 et p. 306.
Bibliothèque municipale de Lyon, Rés 131365 ; exemplaire consultable en ligne dans Google Books
Au XVIe siècle, l’édition des textes de l’Antiquité suppose d’examiner différentes versions manuscrites d’une œuvre pour en établir la version définitive. Ce travail philologique, cependant, s’accompagne vite d’une dimension critique qui, en plus de restituer le texte antique, vise aussi à confirmer ou infirmer les propos d’un auteur. Le texte est alors confronté non seulement à d’autres textes, des Anciens ou des Modernes, mais aussi aux observations réalisées par la personne en charge de l’édition. Dans ce souci de validation empirique, l’herborisation et les entretiens avec les paysans sont autant de moyens d’accumuler des témoignages.
Dans Le Theatre d’agriculture et mesnage des champs, Olivier de Serres affirme que selon Columelle, les vignes en pays chaud sont exposées au vent afin que « les bruines soient ostées du dessus des raisins ». Or cet usage est confirmé par la pratique qu’Olivier de Serres a observée avec les muscats de Frontignan : « par heureux rencontre, dit-il, ai treuvé la preuve se joindre à la raison ». Cependant, ces confrontations mènent Olivier de Serres à parfois prendre ses distances avec l’auteur latin. Dans le livre IV, 10, il explique que pour soigner les juments qui ont pouliné, l’usage du « polypode commun », préconisé par Columelle, est aujourd’hui remplacé par d’autres pratiques.
2. Comparer pour décrire les nouveautés
Fig. 2. Leonhart Fuchs, Histoire des plantes, Lyon, 1558, p. 498.
Bibliothèque municipale de Lyon, Rés A 488477 ; exemplaire consultable en ligne dans numelyo
Au XVIe siècle, cependant, l’un des usages principaux de la comparaison réside ailleurs. Les excursions menées par les Européens en Amérique, en Asie ou en Afrique les conduisent à connaître des végétaux, des animaux ou des usages sur lesquels les Anciens n’ont rien pu dire. Non seulement les savants ne disposent d’aucun discours autorisé, mais ils doivent aussi intégrer à leurs écrits des objets que leurs lecteurs – et parfois eux-mêmes – n’ont jamais vus. Pour parler de ce qui est inconnu, la comparaison avec le connu est incontournable mais peut s’avérer piégeuse. Pour ne prendre qu’un exemple célèbre, le piment doit son nom à l’analogie établie, dès les premiers voyages de Christophe Colomb, entre le poivre (pimienta en espagnol) et une plante nommée ají dans les Antilles, ou chili au Mexique, et renommée pimiento par les Espagnols. Le mot poivron, en français, dérive de cette comparaison initiale, établie autour d’une propriété commune aux deux plantes : leur saveur piquante.
Cependant, cette volonté de trouver dans l’Ancien Monde des équivalents aux plantes du Nouveau Monde peut déboucher sur des confusions, comme le montre le premier nom latin donné au piment, siliquastrum. Dans l’Histoire naturelle, au Livre XX, chapitre 66, Pline explique que, selon le médecin Antonius Castor, le « siliquastrum ou piperitis » a une « tige rouge et longue, des nœuds rapprochés, la feuille du laurier, une graine blanche et menue, le goût du poivre ». Ces différents éléments ont convaincu plusieurs auteurs, tels que Leonhart Fuchs, que le piment, avec son fruit ressemblant à une « grande gousse », correspondait au siliquastrum. Mais tous les naturalistes n’ont pas fait ce choix. Certains, explique Fuchs, identifient plutôt le piment au « Zingiber Caninum » décrit par Avicenne tandis que, à l’inverse, d’autres comme Jean Ruel identifient le siliquastrum de Pline au Costus des jardins (menthe coq). Si, on le voit, le recours à la comparaison s’avère aussi nécessaire que limité, il n’empêche pas l’intégration rapide du piment à l’agriculture et à la cuisine européennes. Comme l’affirme Fuchs au milieu du XVIe siècle : le piment « vient aujourd’huy presques en tous endroits de l’Allemaigne ».
3. Comparer, hiérarchiser, imiter
Fig. 3a. Biblioteca nacional de España (Madrid), MS 2862, f. 12r. Commentaire à l’Histoire naturelle de Pline par Francisco Hernández, « Prologue ».
Fig. 3b. Francisco Hernández, Nardo Antonio Recchi, Rerum medicarum Novae Hispaniae, seu Plantarum, Animalium, Mineralium Mexicanorum Historia, Rome, Vitalis Mascardi, 1651, frontispice.
Bibliothèque municipale de Lyon, Rés 157645 ; exemplaire consultable en ligne dans Google Books
Fig. 3c. « Du tlaolli ou maïs, et des boissons et genres de tartes qu’on a coutume de préparer avec », in Francisco Hernández, Nardo Antonio Recchi, Rerum medicarum Novae Hispaniae, seu Plantarum, Animalium, Mineralium Mexicanorum Historia, Rome, Vitalis Mascardi, 1651, p. 242-243.
Bibliothèque municipale de Lyon, Rés 157645 ; exemplaire consultable en ligne dans Google Books
La comparaison dans le temps et dans l’espace suit donc deux logiques opposées : d’un côté il s’agit de qualifier le nouveau au moyen de l’ancien, de l’autre il s’agit de réactualiser l’ancien au moyen du nouveau. Un excellent exemple de cette démarche peut se lire dans les textes du médecin espagnol Francisco Hernández (vers 1517-1587).
Entré au service du roi Philippe II dans les années 1560, il est alors engagé dans la première traduction intégrale de l’Histoire naturelle de Pline en castillan (fig. 3a). Aujourd’hui conservée à la Biblioteca nacional de España, cette édition comporte aussi un commentaire de l’œuvre. Chaque chapitre traduit est suivi d’un paragraphe de longueur variable, intitulé « l’interprète », ce qui signifie à la fois le traducteur et le commentateur. Hernández y compare les propos de Pline à ceux d’autres auteurs anciens (Aristote, Celse, Ptolémée, Dioscoride, Plutarque, Strabon, Galien, etc.) et modernes (Mattioli, Gesner, Belon, Rondelet, Colombo, Ruel, Turner, Cardan, Vésale, etc.). Il discute également les interprétations d’autres commentateurs de Pline, tels que Hernán Nuñez de Guzmán, dit Pintianus, et Sigismond Gelenus. Enfin, il actualise dès qu’il le peut les affirmations de l’auteur latin au moyen d’observations anatomiques, botaniques, épigraphiques et en mentionnant les entretiens qu’il a eus avec des paysans.
Le 11 janvier 1570, Francisco Hernández est chargé par Philippe II de recueillir le savoir médicinal des habitants de l’Amérique. Toujours engagé dans la traduction de Pline, il réalise lors de son expédition de sept ans au Mexique une œuvre qui dépasse de très loin le seul domaine médical. Composée de vingt volumes accompagnés de 4000 illustrations, cette Histoire naturelle de Nouvelle-Espagne (fig. 3b) n’a jamais été éditée du vivant de Francisco Hernández. Les originaux, enfermés à double tour dans le coffre de l’Escorial, brûlèrent lors d’un incendie survenu en 1671. De l’œuvre il ne reste qu’une copie réalisée par les jésuites au début du XVIIe siècle, ainsi qu’un résumé commandé par Philippe II au médecin napolitain Nardo Antonio Recchi. C’est ce résumé qui fut publié entre 1648 et 1651 sous les auspices de l’Académie des Lynx, à Rome.
L’Histoire naturelle de Nouvelle-Espagne consacre un chapitre intéressant au maïs, appelé « tlaolli » en nahuatl, mais aussi « blé turc » ou « blé indien » (fig. 3c). Le maïs, en effet, y est essentiellement saisi à travers la comparaison avec les céréales produites et consommées en Europe. Hernández explique en premier lieu que la société mexicaine n’est pas la seule à se passer de pain puisque d’autres vivent de farine de gland, de riz ou de millet. Il explique ensuite que le maïs possède certains avantages, y compris sur le blé : sa saveur est agréable, ses vertus médicinales sont innombrables, et ses rendements importants. La comparaison opérée par Hernández rejoint ici les considérations de la littérature agronomique, dont l’un des objets est de déterminer à quel type de culture ou d’élevage le bon laboureur doit accorder sa préférence. Ce que défend plus précisément Hernández dans ce passage est la nécessité pour les Espagnols de s’approprier le maïs : « je ne comprends pas, dit-il, comment les Espagnols, imitateurs diligents de l’étranger et qui savent si bien profiter des inventions d’autrui, n’ont toujours pas adopté à leurs usages ni ont amené et cultivé dans leurs terres ce genre de grain. »