L’histoire d’une traduction (1551-1556) : Claude Cotereau
La première traduction française intégrale de Columelle paraît en 1551 à Paris, chez l’imprimeur Jacques Kerver. Elle est l’œuvre non d’un savant philologue universitaire, mais d’un juriste, Claude Cotereau, secrétaire du cardinal Jean du Bellay. Sa parution, posthume, est voulue par l’exécuteur testamentaire de Cotereau, J. Verjus, soutenu par de grands personnages du Parlement de Paris, comme Barthélémy Faye, ce qui souligne l’intérêt pour le texte de ce milieu de robe, souvent propriétaire terrien. En 1555, J. Kerver réimprime cette traduction, dans une version revue par Jean Thierry, docte et savant ayant travaillé dans l’atelier de Robert Estienne I. Le jugement de Thierry sur le précédent traducteur est peu amène, et, probablement secondé par l’imprimeur, il effectue d’importants remaniements sur la forme du texte français ; il précise également ses choix de traduction dans des annotations savantes, qui deviennent autant de remarques d’érudition latine. Kerver réimprimera cette traduction en 1556, malgré ses ambiguïtés sur le but visé, érudition par les notes ou vulgarisation par le passage au vernaculaire.
1. Claude Cotereau, juriste et humaniste tourangeau
Fig. 1. Claude Cotereau, De iure, et privilegiis militum libri tres, Lyon, E. Dolet, 1539, page de titre.
Bibliothèque municipale de Lyon, Rés 101051 ; exemplaire consultable en ligne dans Google Books
Claude Cotereau est né à Tours en 1499 et mort à Paris en 1550. Il a étudié le droit à Poitiers et Toulouse, est secrétaire du cardinal Jean du Bellay et chanoine de Paris. Il est aussi l’ami d’Étienne Dolet, chez qui il publie en 1539 son unique œuvre latine, un traité en trois livres sur le droit des armées. Plus juriste qu’érudit au sens académique, sa traduction en français de Columelle souhaite rendre le texte facilement accessible à nombre de gestionnaires de domaines qui ne lisent pas, ou mal, le latin. Il semble l’avoir laissée inachevée, ou du moins non relue, à sa mort en décembre 1550.
2. Jacques Kerver, imprimeur
Fig. 2. Diui Thomae Aquinatis commentarii, Paris, Kerver, 1536, page de titre (détail de la marque et adresse).
Bibliothèque municipale de Lyon, SJ TH 094/9 (1) ; exemplaire consultable en ligne dans Google Books
Héritier de Thielman Kerver, J. Kerver est imprimeur et libraire à Paris depuis 1535. Sa production est composée d’ouvrages philosophiques ou religieux, de source catholique, et de traductions en français d’ouvrages latins ou italiens techniques. Il vise par là un lectorat de nobles ou grands bourgeois cultivés, mais pas toujours disposés ou capables de lire directement des textes difficiles dans leur langue originelle. Kerver, au fil des ans, prend aussi des partis orthographiques ou syntaxiques à propos de la langue française, participant à une forme de normalisation du moyen français au français préclassique.
3. Jean Thierry de Beauvais, docte et correcteur
Fig. 3. Columelle, Les Douze livres des choses rustiques, Paris, Kerver, 1555, verso de la page de titre (Jean Thierry de Beauvais au lecteur).
Bibliothèque municipale de Lyon, 319438 ; exemplaire consultable en ligne dans numelyo
Jean Thierry de Beauvais est un docte et érudit à la longue carrière, documentée de 1516, où Josse Bade lui confie l’édition de petits grammairiens latins, à 1572 où il supervise la dernière reprise, de son vivant, du dictionnaire de Robert Estienne auquel il a participé. Fortement lié à l’atelier Estienne, Jean Thierry a souvent collaboré à des ouvrages très érudits, sans être toutefois au premier plan de leur réalisation. De caractère plutôt belliqueux si on en croit ses écrits, il reprend la traduction de Cotereau en savant latiniste, et en souligne rudement les erreurs, dues selon lui à un défaut de compétence de son prédécesseur.
4. Le travail sur la langue française
Fig. 4a et 4b. Columelle, Les douze livres des choses rusticques, Paris, Kerver, 1551, page de titre et p. 2.
Bibliothèque municipale de Lyon, Rés 398292 ; exemplaire consultable en ligne dans numelyo
La reprise de la traduction de Columelle se situe dans la production de Kerver à un moment où il imprime de nombreux textes en français, et prend des partis orthographiques qui vont vers plus de modernité. Il est probable que ces décisions sont prises par l’imprimeur en concertation avec les traducteurs. L’exemplaire conservé à la BmL qui porte les notes préparatoires de Jean Thierry à la réimpression de la traduction de Cotereau fait apparaître ce travail sur la forme de la langue française (suppression des lettres muettes ou doubles, normalisation des pluriels en -s par exemple).
5. Un savant au travail : Jean Thierry de Beauvais
Fig. 5. Columelle, Les Douze livres des choses rustiques, Paris, Kerver, 1555, p. 315.
Bibliothèque municipale de Lyon, 319438 ; exemplaire consultable en ligne dans numelyo
Les notes que Jean Thierry met sur certains passages de Columelle sont signalées par des étoiles dans la marge du texte, et regroupées à la fin de chaque chapitre. Bien qu’en français, ces notes discutent souvent de points de traduction de façon très érudite. Jean Thierry distingue les « lieux de Columelle examinés » où il propose et explique son interprétation du texte latin en confrontant le passage à d’autres textes techniques, et les « lieux de Columelle corrigés », où il propose de modifier le texte latin par rapport aux éditions antérieures. Dans tous les cas, ce travail est un travail de traducteur philologue exactement de même type que celui accompli aujourd’hui sur les éditions scientifiques des textes anciens.
6. Suite et fin ?
Fig. 6a et 6b. Jean Thierry, Response de M. Iehan Thierry, Paris, Robert Estienne, 1559, page de titre et f. D[4]r.
Bibliothèque nationale de France (Paris), S-14997
Les remarques que Jean Thierry formule contre Cotereau ont peut-être irrité ceux qui, dans l’atelier même de Kerver, travaillaient sur d’autres textes : indirectement, J. Thierry mettait en cause le manque de discernement, ou la frivolité, d’un imprimeur qui avait publié une si fautive traduction. Elles lui ont valu une attaque de Jacques Gohory, collaborateur de Kerver, qui critique la traduction de Thierry dans un Almanach aujourd’hui perdu. Jean Thierry, revenu dans le giron familier de l’atelier Estienne, y répond en 1559 dans un libelle acerbe, où son acribie ne s’est en rien émoussée, comme en témoignent les dernières lignes présentées ici.