La transmission manuscrite : l’exemple de Columelle
Nous connaissons le texte du De re rustica de Columelle, écrit dans les années 60 après J.-C., grâce à deux manuscrits d’époque carolingienne (IXe s.) et à une quarantaine de manuscrits réalisés à partir du XVe s. Entre ces deux siècles, l’ouvrage est tombé dans l’oubli, peut-être parce que son organisation thématique et son style cicéronien le rendaient plus difficile à lire que celui de Palladius (IVe ou Ve s. apr. J.-C.). Mais à la Renaissance, la curiosité des humanistes pour les textes de l’Antiquité permet la redécouverte de Columelle. Le De re rustica est ainsi retrouvé à l’abbaye de Fulda par Poggio Bracciolini (le Pogge), qui profite de sa participation écourtée au Concile de Constance (1414-1415) pour découvrir et rapporter en Italie de nombreux manuscrits de textes anciens. Là, confronté à un autre manuscrit de Columelle aujourd’hui perdu, le manuscrit de Fulda fait l’objet de nombreuses copies. Commanditées ou acquises par de puissants seigneurs protecteurs des arts, comme Pierre (fig. 1c) ou Jean de Médicis (fig. 4a et 4b) à Florence, Malatesta à Cesena, ou les Del Carreto, comtes de Savone (fig. 1a et 1b), certaines d’entre elles font l’objet de riches enluminures.
1. Columelle, ou comment anoblir le savoir agricole
Fig. 1a. The Morgan Library (New York), ms. M. 139, f. 2r : incipit. © The Morgan Library (New York).
Fig. 1b. The Morgan Library (New York), ms. M. 139, f. 2r (détail). © The Morgan Library (New York).
Fig. 1c. Biblioteca Medicea Laurenziana (Florence), ms. Plut. 53, 32, f. 5r : incipit. Su concessione del MiBAC. E’ vietata ogni ulteriore riproduzione con qualsiasi mezzo.
Ces deux portraits imaginaires (fig. 1a, 1b, 1c) représentent Columelle, Lucius Junius Moderatus Columella, auteur latin originaire du sud de l’Espagne (Gades, aujourd’hui Cadix), contemporain et ami du philosophe stoïcien Sénèque, ayant vécu en Italie au premier siècle de notre ère. Dans son ouvrage de « matière rustique », le De re rustica, Columelle témoigne d’une importante culture littéraire et technique et – passion transmise par son oncle espagnol – d’un engagement pratique personnel qui donne toute sa valeur à l’ouvrage. Si la viticulture occupe une place de choix dans le traité, l’auteur embrasse également tous les autres aspects de l’activité rurale : organisation sociale du domaine, céréaliculture, arboriculture, horticulture, mais aussi élevage et apiculture. Columelle montre que l’activité agricole peut être lucrative pour qui veut y investir des soins et de l’argent et il défend surtout son utilité, sa dignité et la nécessité de l’enseigner méthodiquement. Cette dimension didactique est mise en valeur par le peintre milanais anonyme qui réalisa les enluminures du volume copié à Ferrare en 1469 pour les Del Carreto, comtes de Savone (fig.1b).
2. Le Sangermanensis, un témoin tardivement voyageur
Fig. 2. Bibliothèque Nationale de Russie (Saint-Pétersbourg), ms. Class. lat. F v 1, f. 1r, incipit avec la signature de Piotr Dubrowsky. © Bibliothèque Nationale de Russie (Saint-Pétersbourg).
Écrit sur parchemin, au moyen d’une minuscule caroline régulière, ce manuscrit est l’un des deux plus anciens connus. Il a été réalisé à l’abbaye de Corbie, dans le nord de la France actuelle, entre 830 et 875, d’où il ne paraît pas être sorti avant le XVIIe s. Transféré à Paris, à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, en 1638, parmi un ensemble de quatre cents manuscrits, il y est dérobé, en 1791, à la faveur des mouvements révolutionnaires qui conduisirent à la confiscation des biens du clergé. Un diplomate russe bibliophile, Piotr Dubrowsky, devient alors possesseur des plus beaux manuscrits de Corbie, qu’il rapporte à Saint-Pétersbourg et vend à la Bibliothèque Impériale de cette ville en 1805. Le volume appartient encore aujourd’hui à cette bibliothèque, devenue Bibliothèque Nationale de Russie. Les noms successifs de ce manuscrit témoignent de ses pérégrinations à travers l’histoire de l’Europe moderne : Sangermanensis (de Saint-Germain), Petropolitanus (de Saint-Pétersbourg), ou Leninopolitanus (de Léningrad).
3. L’Ambrosianus, à l’origine de la renaissance de Columelle
Fig. 3a. Biblioteca Ambrosiana (Milan), ms. L 85 sup., f. 1r (incipit). © Veneranda Biblioteca Ambrosiana.
Fig. 3b. Biblioteca Ambrosiana (Milan), ms. L 85 sup., f. 252v (explicit). © Veneranda Biblioteca Ambrosiana.
L’autre manuscrit ancien (fig. 3a et 3b) a été réalisé à l’abbaye de Fulda (aujourd’hui en Allemagne), entre 800 et 850, sur parchemin, dans une variante continentale de la minuscule anglo-saxonne. C’est ce volume qui est découvert à Fulda et emporté en Italie par Poggio Bracciolini. Il passe ensuite entre les mains d’Ange Politien qui s’y réfère dans les commentaires qu’il apporte en marge d’un exemplaire de la première édition imprimée de Columelle conservée à la Bibliothèque Nationale de France (RES-S-439). Après être passé par Naples, il parvient en 1609 à la bibliothèque ambrosienne de Milan où il se trouve encore aujourd’hui.
4. Le rôle des copies humanistes
Fig. 4a. Biblioteca Medicea Laurenziana (Florence), ms. Plut. 53, 27, f. 1r : incipit. Su concessione del MiBAC. E’ vietata ogni ulteriore riproduzione con qualsiasi mezzo.
Fig. 4b. Biblioteca Medicea Laurenziana (Florence), ms. Plut. 53, 27, f. 201v : explicit. Su concessione del MiBAC. E’ vietata ogni ulteriore riproduzione con qualsiasi mezzo.
Les copies réalisées à la Renaissance, avant l’invention de l’imprimerie, ne visent pas seulement à diffuser le texte. En effet, en confrontant les manuscrits anciens et en proposant des corrections pour les passages difficiles, les savants humanistes inventent la philologie critique. Le Laurentianus Plut. 53, 27 (fig. 4a et 4b), écrit sur parchemin au moyen d’une minuscule humaniste soigneuse, est complété, en marge, de lectures alternatives apportées par le scribe lui-même et par une autre main. À la fin du texte (fig. 4b), on peut lire : Liber Poggii, et, ajouté par une autre main, quem uendidit Johi cosme de Medicis, « livre de Poggio, qu’il a vendu à Jean Cosme de Médicis ». Ce manuscrit a sans doute été copié par un élève de Poggio Bracciolini, peut-être corrigé par Poggio lui-même, avant d’être vendu vers 1440 à Jean de Medicis (1421-1463).
5. Columelle en treize livres ?
Fig. 5a. The Morgan Library (New York), ms. M. 139, f. 31r, incipit du livre III. © The Morgan Library (New York).
Fig. 5b. Biblioteca Medicea Laurenziana (Florence), ms. Plut. 53, 32, f. 128v : incipit du Carmen de cultu hortorum. Su concessione del MiBAC. E’ vietata ogni ulteriore riproduzione con qualsiasi mezzo.
Avant l’invention du codex, les auteurs anciens, limités par le format des rouleaux de papyrus (uolumina) qu’ils utilisaient pour publier leurs œuvres, avaient coutume de les segmenter en chants (division de la poésie) ou en livres (division de la prose). Tous les manuscrits nous transmettent l’œuvre de Columelle en treize livres. Mais en préparant l’édition aldine de 1514, Iucundus (Giocondo de Vérone), le premier, s’aperçoit qu’il s’agit d’une erreur : ce qui est désigné dans les manuscrits comme le livre III (fig. 5a) est en fait un opuscule indépendant, publié aujourd’hui sous le titre De arboribus, « Des arbres ». Quant au De re rustica, il ne compte que douze livres.
La segmentation en livres permet également à Columelle de passer de la prose au vers (fig. 5b), au livre X, en offrant à son destinataire Silvinus un Carmen de cultu hortorum, « Poème sur la culture des jardins », de plus de 400 vers, en hommage aux Géorgiques de Virgile qu’il prétend ainsi compléter : Hortorum quoque te cultus Siluine docebo (v. 1), « je vais t’enseigner la culture des jardins, Silvinus » ; Virgilius nobis post se memoranda reliquit (v. 5), « Virgile nous a laissé le soin de traiter ces questions après lui ».
6. L’outillage des manuscrits : tables des matières et rubriques.
Fig. 6a et 6b. Bibliothèque Nationale de Russie (Saint-Pétersbourg), ms. Class. lat. F v 1, f. 119v-120r et f. 120v-121r : table des matières générale. © Bibliothèque Nationale de Russie (Saint-Pétersbourg).
Fig. 6c et 6d. Biblioteca Medicea Laurenziana (Florence), ms. Plut. 91 inf. 6, f. 200v-201r : début de la table des matières générale. Su concessione del MiBAC. E’ vietata ogni ulteriore riproduzione con qualsiasi mezzo.
Fig. 6e et 6f. Biblioteca Ambrosiana (Milan), ms. L 85 sup., f. 19r et f. 19v : table des matières du livre II. © Veneranda Biblioteca Ambrosiana.
Fig. 6g et 6h. Universitetsbibliotek (Göteborg), ms. Lat. 28, f. 32v et f. 33r : de messe facienda, « sur la moisson » ; quomodo area ternae (?) araturae (?) fieri debet, « comment faire l’aire » ; quae per ferias liceat agricolis et quae non liceat facere, « ce qu’il est permis aux paysans de faire les jours de fête et ce qui est interdit ». © Universitetsbibliotek (Göteborg).
Columelle est l’un des premiers auteurs latins à proposer une table des matières permettant de se repérer dans son ouvrage (fig. 6a à 6d) : il revendique ainsi la fonction utilitaire d’un texte que l’on peut consulter ponctuellement sur un sujet précis : Omnium librorum meorum argumenta subieci ut, cum res exegisset, facile reperiri possit quid in quoque quaerendum et qualiter quidque faciendum sit (XI, 65). « J’ai placé ci-dessous la table des matières de tous mes livres afin que, lorsque la situation l’exige, on puisse retrouver facilement ce qu’il faut rechercher dans chacun d’eux et comment il faut accomplir chaque opération ».
Mais cette invention est perfectible : placée à la fin du livre XI et avant le livre XII, elle n’est pas d’un emploi commode. Les scribes médiévaux vont donc la transformer en la segmentant en argumenta placés en tête de chaque livre (fig. 6e et 6f). À la Renaissance, le mouvement se poursuit : la table générale est parfois déplacée en tête du recueil, et, dans quelques manuscrits, les titres sont reportés dans le texte qu’ils divisent en chapitres, sous la forme de rubricae, « titres en rouge » ou « rubriques » (fig. 6g et 6h).
7. Palladius, ou l’invention du calendrier des travaux
Fig. 7a, 7b, 7c et 7d. Bibliothèque municipale de Lyon, Ms 6038, f. 1r, f. 25r, f. 46r, f. 48v.
Tout en s’inspirant largement de Columelle, Palladius Rutilius Taurus Aemilianus, auteur du IVe ou du Ve s. de notre ère, critique implicitement l’ouvrage de son prédécesseur comme étant trop complexe pour les « paysans », rustici, qui voudraient l’utiliser. Aussi, après un premier livre général, distribue-t-il la matière de son propre traité, l’Opus agriculturae, « Traité d’agriculture », en douze livres consacrés à chacun des douze mois de l’année et aux travaux qu’il y faut accomplir. Quelques rares manuscrits y ajoutent un livre de médecine vétérinaire et un poème didactique, le Carmen de insitione, « Poème sur la greffe ». Le succès de l’ouvrage est très important au Moyen Âge, puisque nous en connaissons une centaine de copies, réalisées sans solution de continuité sur toute la période, mais généralement limitées aux treize premiers livres. L’exemplaire conservé à la BmL, daté du XIVe s., est caractéristique de ce groupe : c’est le document le plus ancien acquis par Matthieu Bonafous, après avoir appartenu à Huzard dont il porte l’ex-libris. Le choix du parchemin, l’utilisation de plusieurs couleurs différentes en font un ouvrage relativement précieux dont l’origine n’est pas connue.