Cinquante ans de critique musicale : Georges Martin Witkowski
Mardi dernier, en attendant l’inauguration officielle de lundi prochain, on a entr’ouvert les portes d’une salle lyonnaise de concerts, dite Salle Molière, pour célébrer la mémoire de Georges Martin Witkowski, ancien directeur du Conservatoire de Lyon. Cérémonie présidée par M. Edouard Herriot, toute pleine de souvenirs. Parmi les invités par exemple, on pouvait voir, groupés par hasard, les trois seuls professeurs honoraires du Conservatoire encore survivants : l’un, le doyen, M. Maurice Faudray, qui venu à Lyon en 1898 comme violon-solo d’une ancienne société de concerts symphoniques, avait pris place dans l’orchestre Witkowski, dès sa fondation en 1905 et était resté jusqu’à ces dernières années ; la seconde, Mme Paule de Lestang, qui revivait le passé en entendant jouer la sonate de Witkowski, dont elle avait été, en février 1908, la première interprète au piano, ou des mélodies qu’elle avait, le même jour, chantées pour la première fois avec l’accompagnement du compositeur ; le troisième, professeur honoraire, qui pensait surtout au soir de février 1912 où il avait inauguré la salle Molière en y parlant le premier, mais qui se rappelait aussi la quarantaine ou presque cinquantaine d’années vécues avec Witkowski, tour-à-tour, suivant les évènements, dans la concorde ou dans une certaine discorde, plus ou moins cordiale.
Quand j’ai connu Witkowski, il était le lieutenant Martin, cuirassier devenu télé-photographe ; cela se passait il y a un peu plus de cinquante ans. Witkowski allait faire jouer à Paris sa Première symphonie, que Debussy, critique musical débutant, devait égratigner un peu. Je rêvais de fonder une revue musicale qui fût rigoureusement indépendante ; je pus la réaliser en 1903. Chaque semaine, vers 11 heures, j’allais voir Witkowski dans son bureau-laboratoire de l’Etat-Major, place Carnot, puis nous nous rendions en compagnie, disons « de concert », à travers la rue Victor-Hugo, la place Bellecour, la rue de la République, le pont et le cours Morand, jusqu’au domicile du lieutenant-musicien. Que de beaux projets n’avons-nous pas formés au cours de ces promenades ! Le principal devait être, après la création d’une société chorale en 1902, la Société symphonique, dite « Grands concerts », que Witkowski fonda il y a quarante-six ans, qu’il administra et dirigea presque jusqu’à sa mort et qui est aujourd’hui aux mains de son fils Jean.
Dans ces conversations de chaque semaine, nous discutions de la vie musicale de l’époque : c’était le temps où commençait la longue et passionnante bataille, opposant le Debussysme au Franckisme ou au D’Indysme ; Debussy n’avait pas encore révélé Pelléas et Mélisandre, qui devait être créée à l’Opéra-Comique le 30 avril 1903, et Vincent d’Indy était en pleine gloire. Je ne prévoyais pas dans ce temps que je serai, trente ou quarante ans plus tard, le biographe des deux grands musiciens français.
Un jour de l’automne 1902, j’eus la surprise de recevoir dans ma chambre d’étudiant la visite du lieutenant Martin Witkowski. Il m’apportait une grande partition d’orchestre, celle de sa Première symphonie ; il me demanda d’en faire une analyse détaillée pour le programme des concerts symphoniques de Guy Ropartz à Nancy. Quel honneur ! Mais quel travail, difficile et nouveau pour moi ! A cette époque, j’étudiais (le moins possible ! ) la médecine et en même temps (un peu plus et un peu mieux ! ) les lettres ; il n’était pas question que j’abandonne tout pour devenir critique musical et historien de la musique. Je me plongeais avec ardeur dans la partition d’orchestre ; je la réduisais en la tapant, fort mal, sur mon piano ; une ou deux semaines plus tard, je pus livrer à Witkowski le résultat de mes efforts. Ainsi, après Vincent d’Indy, qui, quelques mois auparavant, m’avait déjà entr’ouvert la carrière musicale, Witkowski en 1902 m’y poussa, m’y précipita. Il devait s’en féliciter parfois, mais souvent il déplora son initiative, car je ne fus pas toujours de son parti dans les batailles d’une époque musicale passionnante, si différente de celle d’aujourd’hui.
Léon Vallas.