De l’enseignement musical au Conservatoire de Lyon
"Depuis quatre ans, nous avons construit cet édifice, où le Conservatoire de musique trouvera une demeure digne de ses professeurs et de la valeur de son enseignement. Nous avons fait plus encore : nous avons augmenté les crédits de l’établissement, pour permettre l’ouverture de classes nouvelles, classes d’ensemble, d’orchestre, de musique de chambre. Nous espérons que l’Etat voudra bien, lui aussi, contribuer à ce perfectionnement de l’enseignement musical, dans cette succursale du Conservatoire de Paris, qui aspire à être la première des succursales de Province".
C’est en ces termes que Victor Augagneur, maire de Lyon, accueillait le 13 novembre 1904 Joseph Chaumié (1849-1919), ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, venu inaugurer le Conservatoire de musique de Lyon. Si Lyon célébrait dignement cet évènement, la présence d’une véritable école de musique dans la ville remonte cependant au début du XIXe siècle. Dès 1807, Aimé Guillon, dans Lyon tel qu’il était et tel qu’il est, pouvait-il constater que la salle du Concert de la place des Cordeliers, construite en 1724, était devenue "presque inutile" et ne répondait plus à sa fonction initiale. Un Conservatoire des Arts de Lyon dédié à tout ce qui pouvait avoir rapport aux arts, soit d’agrément, soit d’utilité, avait bien été créé en 1806 au Palais Saint-Pierre, mais aucun de ses éléments ne faisait état de la musique.
Pourtant, le 7 août 1807, sur ordre du gouvernement, le préfet du Rhône signifiait au maire de Lyon un arrêté par lequel il nommait une commission – commission Delile, Gabet et Tessier – chargée d’examiner les jeunes gens des deux sexes qui désireraient être admis au pensionnat gratuit dans le conservatoire impérial de musique. Mais ce conservatoire restait à constituer…
En 1809, le sieur Ponchard qui avait été maître de chapelle au Mans et professeur de musique dans une école militaire, fixé à Lyon depuis quelques années, présenta à la ville un projet d’établissement qualifié de "Conservatoire de musique", comprenant cinq classes où cinq professeurs enseigneraient "les premiers éléments de musique, de solfège et de vocalise ; les principes des instruments à cordes, tels que le piano et le violon ; les principes de quelques instruments à vent ; la prosodie française, la déclamation lyrique et la langue italienne ; les principes de l’harmonie et ceux de la composition". Si l’établissement se proposait d’y recevoir les jeunes gens de douze à dix-huit ans dans le but de les présenter ensuite au Conservatoire de Paris, il semble bien que cette proposition n’ait reçu aucune réponse de la part du maire Nicolas Fay de Sathonay (1762-1812) qui ne retient, ni ne suit le projet.
En 1821, le maire de Lyon, le baron Pierre-Thomas Rambaud (1754-1845), reçut une proposition des trois directeurs d’une école privée de musique élémentaire, ouverte vers 1818 dans un local situé au numéro 12 de la rue Mulet. Au regard des bons résultats que leur école avait obtenus, les sieurs Marseille de la Flèche, Lefebvre et Viganego demandaient au Maire de bien vouloir appuyer la demande qu’ils avaient faite au Ministère de l’Intérieur dans le but d’obtenir une subvention annuelle de trois cents francs. En substance, ils invoquaient également le retard de la Ville de Lyon sur ce point comparativement à des villes comme Bordeaux, Marseille ou Toulouse qui avaient déjà des écoles de musique florissantes, qui plus est encouragées financièrement par le gouvernement. Enfin, ils réclamaient l’autorisation de donner à cette école le titre officiel d’Ecole de Musique élémentaire de Lyon ou du département du Rhône où ils se proposaient "d’apprendre les éléments et la théorie complète de la musique à 24 élèves (moitié jeunes gens et moitié demoiselles), choisis parmi les enfants de Saint-Louis, de la Légion d’honneur peu fortunés, parmi les enfants d’officiers retraités, pensionnés ou morts au service de l’Etat, parmi les enfants de magistrats, employés morts au service ou admis à la pension". Après quelques hésitations, le ministre de l’Intérieur accorda son autorisation au nouvel établissement qui prit le titre d’Ecole royale élémentaire du département du Rhône en date du 28 décembre 1821, en conseillant toutefois de la rattacher au Conservatoire des Arts de Lyon. Il semble cependant que cette école n’ait eu qu’une très brève existence puisqu’on en perd toute trace dès l’année suivante.
L’idée de fonder à Lyon un Conservatoire de musique et de doter en même temps la ville d’une salle de concerts faisait lentement son chemin. Au début de 1838, le professeur de musique Antoine Maniquet [1] publia dans la Revue du Lyonnais un article afin de préparer l’opinion. Il déclarait "honteux pour Lyon" [2] que la seconde ville de France fût en retard sur ce point sur des villes telles que Toulouse, Montpellier, Limoges et Troyes. Il se scandalisait également de l’anarchie musicale qui régnait alors à Lyon où il y avait pourtant des mélomanes et de dignes musiciens mais où, sous prétexte de musique sacrée, l’ophicléide et le cornet à piston triomphaient dans certaines églises. Dans le même temps, toujours dans la Revue du lyonnais, l’architecte Raphaël Flachéron (1808-1866) fit à son tour un appel au public : "Depuis longtemps la nécessité d’une salle de concert se fait vivement sentir parmi nous. Tous les musiciens, artistes et amateurs que possède notre ville, réclament un établissement de ce genre comme une chose indispensable aujourd’hui. C’est un besoin si généralement reconnu que le maire de notre cité l’a pressenti lui-même à plusieurs reprises dans des solennités publiques, et qu’il s’est [...] formellement engagé à le satisfaire. Toutes les promesses de M. Martin [3] ont été jusqu’à ce jour sans aucun résultat. Le terrain a été choisi, il est vrai, le plan dressé, mais tout en est resté là depuis ce beau mouvement." [4] Si le conseil municipal, ajoute-t-il, paralyse ses bonnes intentions, pourquoi ne pas fonder une société musicale par voie de souscription ? Cette société pourra, dans l’avenir, "servir de base à une organisation plus développée".
Les recommandations de Flachéron furent entendues. En juin 1840, trente amateurs fondèrent ainsi le Cercle musical de Lyon et l’installèrent au premier étage des anciennes halles de la Grenette qui devaient disparaître quelques années plus tard dans le percement de la rue Centrale [5]. Les locaux du Cercle comportaient deux salles pouvant contenir plus de cinq cents personnes dont une centaine de musiciens. Chaque mois d’hiver, un grand concert vocal et instrumental y était donné et, chaque jeudi, les sociétaires assistaient, pour une cotisation annuelle de cinquante francs, à l’exécution de chœurs et de symphonies. Un cours public et gratuit de solfège et de chant y fut également créé sous la direction de Maniquet. Le succès fut immédiat et indiscutable : en janvier 1841, le Cercle musical comptait déjà 180 adhérents et 15 membres honoraires choisis parmi les artistes les plus distingués de la ville. Son nom de Cercle était justifié du fait qu’une des deux salles, appelée salon, était ouverte aux sociétaires qui pouvaient venir lire journaux et revues.
En 1843, le Cercle musical se transporta 30, quai Saint-Antoine, sur l’emplacement de l’ancienne chapelle des Antonins complètement transformée par l’architecte Flachéron. Cette salle où se produisit Franz Liszt pendant l’été 1844 allait devenir en 1864 le Théâtre du Cercle de famille, groupe de comédiens amateurs qui jouait la comédie, le drame et le vaudeville, avant de prendre le nom de Théâtre du Gymnase, puis accueillait enfin le Théâtre de Guignol de Lyon qui fonctionna sur cet emplacement jusqu’en 1967. Mais les frais occasionnés par ce transfert ne furent pas couverts par le doublement de la cotisation. Par ailleurs, le Cercle musical, en s’augmentant de deux billards et d’un estaminet, s’écartait sensiblement de son objectif initial. La Révolution de 1848 accentua sa décadence et, après avoir eu 370 souscripteurs en 1848, il tomba à une cinquantaine de membres seulement aux dernières heures de la Société, en 1852.
Au milieu du XIXe siècle, plusieurs initiatives privées virent encore le jour. En 1841, Simon Rozet [6], second chef d’orchestre du Grand-Théâtre de Lyon, fondait une école destinée à enseigner le chant aux jeunes gens des deux sexes, allant même jusqu’à donner des représentations en costumes sur la première scène municipale. Dans le même temps, Alexandre Billet [7] ouvrait en 1842, place Saint-Pierre, une école de piano qui proposait des cours trois fois par semaine, à l’instar du Conservatoire de Paris. En 1860, le sieur Pontet créait de son côté la Société Philharmonique composée d’amateurs qui se réunirent d’abord au Palais Saint-Pierre, puis dans une salle située au-dessus de celle de l’ancien Cercle musical, salle à laquelle le nom de philharmonique est longtemps resté attaché. Dès lors, divers artistes comme Pontet, Aimé Gros, Viereck, donnèrent des séances dans les salons de l’Hôtel du Nord, de l’Hôtel de Provence ou de l’Hôtel de l’Europe, lieux de substitution depuis la disparition en 1856 de la Maison du Concert des Cordeliers sacrifiée par les grands travaux d’urbanisme menés par le sénateur-préfet Claude-Marius Vaïsse sous le Second Empire et par l’élargissement de la place des Cordeliers jusqu’au Rhône. Enfin, au lendemain de la guerre franco-allemande, le musicien Aimé Gros inaugurait le 23 février 1873 une Société des concerts populaires pour laquelle il organisa quarante-deux auditions jusqu’en 1877 dans une salle qui sera remplacée quelques années plus tard par le Théâtre Bellecour.
Toutes ces entreprises, dont certaines inabouties, ont sans doute retardé la création d’une véritable école de musique qui s’imposait pourtant à Lyon. Mais elles en soulignaient aussi le besoin et la nécessité. Déjà en 1861, le préfet Vaïsse avait été sollicité afin d’étudier la création d’un cours public et gratuit d’harmonie. Le plan lui en avait même été proposé par Jules Ward [8], mais le projet fut vite abandonné. À son tour, en 1867, le professeur de chant Holtzem [9] avait soumis un mémoire tendant à la fondation d’une Académie de chant et de déclamation lyrique, ouverte gratuitement aux élèves des deux sexes, de dix-huit à vingt-quatre ans, et placée sous le contrôle et avec l’aide financière de la ville. Le rapport qui en fut fait au conseil municipal, conclut au rejet de cette demande avec, parmi les raisons invoquées "qu’un piano serait une calamité dans un établissement public". Enfin, le professeur de chant Louis Jansenne [10] avait vainement demandé à fonder une société du conservatoire musical de la Ville de Lyon, avec diverses classes vocales et instrumentales placées sous le patronage de la ville.
Ainsi se terminait une longue période de tâtonnements et de tentatives avortées. Il appartenait à un chef d’orchestre parisien de réaliser le voeu que tant de Lyonnais amateurs de musique n’avaient pu faire aboutir de façon durable. Édouard Mangin (1837-1907) qui avait obtenu trois premiers prix au conservatoire de Paris entre 1850 et 1858, était devenu en 1864 chef d’orchestre du Théâtre lyrique de Paris. Ce dernier ayant été incendié durant la Commune, il accepta, en octobre 1871, de diriger l’orchestre du Grand-Théâtre de Lyon, amenant avec lui quelques-uns de ses meilleurs exécutants tels que les violonistes Lévy et Giannini, l’altiste Gondouin ou le corniste Brémont. Dès son arrivée à Lyon, il reprit le projet d’un conservatoire de musique. Le ministère des Beaux-Arts lui demanda seulement d’obtenir au préalable l’autorisation de la Ville de Lyon, après quoi une école lyonnaise pourrait être rattachée au Conservatoire de Paris. Le 2 mai 1872, un arrêté municipal créait l’école, suivi par un autre en date du 1er juillet 1872 qui nommait officiellement Mangin directeur du Conservatoire de musique de Lyon, désignait 24 professeurs, son secrétaire, ses deux surveillants et approuvait son règlement intérieur qui déterminait notamment les conditions d’admission des élèves. D’après ce règlement, les élèves devaient, après la clôture des cours, se mettre à la disposition de la ville pour un emploi dans l’un de ses deux théâtres.
Les premiers locaux du Conservatoire, école publique et gratuite, furent installés 14, rue Sainte-Hélène, puis 5, place des Célestins, à l’angle du passage Couderc [11]. Dès la première année (1872-1873), après divers examens, il n’y eut pas moins de 312 élèves inscrits. Ce premier succès encouragea Mangin à solliciter une subvention de la ville dans le but d’obtenir le titre de succursale du conservatoire de Paris, ce qu’il fit le 19 juin 1873. Un mois après, le conseil municipal lui allouait 15.000 francs de subvention pour la saison suivante. Pour n’être pas en reste, le Conseil général du Rhône lui attribua le 23 août 1876 une subvention de 2.000 francs pour créer trois bourses en faveur d’élèves peu fortunés. En 1877, le ministre de l’Instruction publique inscrivit à son budget une somme annuelle de 4.000 francs, portée à 4.800 francs en 1878, année où le nombre d’élèves du Conservatoire s’élevait à 647, attestant du succès complet de l’entreprise d’Édouard Mangin.
En 1876, le Conservatoire fut une nouvelle fois transféré dans une maison louée à cet effet par la ville au numéro 8 de la rue Dubois. On reprocha cependant à Édouard Mangin de ne pas faire respecter la discipline intérieure ce qui l’amena à se démettre de ses fonctions et à retourner à Paris, où il mourut le 22 février 1907. Une commission spécialement créée en septembre 1879, nommait à sa place – mais à titre provisoire seulement – le professeur de chant Louis Jansenne qui fut lui-même remplacé, le 11 août 1881, par le Lyonnais Aimé Gros. Ce dernier, qui avait alors quarante-quatre ans, avait été un brillant élève du Conservatoire de Paris, avant de devenir violon solo du Grand-Théâtre, puis professeur et organisateur des concerts symphoniques populaires qui avaient permis aux Lyonnais d’applaudir de nombreux compositeurs dont Saint-Saëns et Sarasate. Enfin il avait été appelé en 1877 à la direction des théâtres municipaux.
La direction du Conservatoire par Aimé Gros dura une vingtaine d’années, période durant laquelle le conservatoire eut son siège dans le quartier Saint-Paul, au n°1 de la rue Lainerie. Passionné, il réorganisa l’institution, nomma de nouveaux professeurs, ouvrit de nouvelles classes, mais se heurta à la maigreur du budget municipal. Aimé Gros qui se retira en avril 1901 pour raison de santé – il devait mourir à Lyon en septembre de la même année –, fut remplacé par Charles Fargues (1845-1925) [12] qui en assura l’intérim jusqu’à la fin de l’année. Au début du XXe siècle, le conservatoire déménagea une nouvelle fois, quittant la rue Lainerie en raison de l’aménagement du quartier Saint-Paul pour le numéro 21 de la rue Cavenne, sur la rive gauche du Rhône. Transfert lui-même provisoire car on préparait déjà la construction d’un édifice beaucoup plus vaste sur le quai de Bondy.
C’est en effet par une délibération en date du 29 novembre 1899 que le Conseil municipal de Lyon approuvait un avant-projet de construction, dans le quartier Saint-Paul, d’un édifice destiné à recevoir une salle d’expositions et de concerts, ainsi que le Conservatoire de musique. Les terrains occupant la place de l’ancienne Douane, choisis pour l’emplacement de cet édifice, furent déblayés ; les maisons occupant les numéros 18 à 20 du quai de Bondy furent détruites. Vers la fin mai 1902, les terrains étaient remis à l’architecte-adjoint de la Ville, Eugène Huguet (1863-1914). La construction, telle que conçue par ce dernier, couvrait une superficie d’environ 1700 mètres carrés, soit 40 mètres de façade sur le quai et 45 mètres de façade latérale, avec un édifice se divisant en deux parties distinctes : l’une sur le quai, de beaucoup la plus importante, comprenant, outre des sous-sols, un rez-de-chaussée avec salle de concert d’environ 900 places et un premier étage où devaient être aménagées des salles d’exposition ; l’autre, sur la rue de l’Angile, comprenant le Conservatoire, avec ses trois étages, dont un rez-de-chaussée comportant le cabinet du directeur, les services administratifs, une bibliothèque et la loge du gardien, lui-même surmonté par deux étages aménagés en salles d’études. La façade principale sur le quai, qui comporte deux portes d’entrée et cinq grandes baies éclairant les spacieux vestibules du rez-de-chaussée, fut richement décorée par le sculpteur Thomas Lamothe. Cette décoration devait se poursuivre sur la façade en retour de l’actuelle rue Louis-Carrand où l’on avait prévu l’emplacement destiné à recevoir un motif sculpté rappelant le passage de Molière à Lyon. Un bas-relief que l’on attend toujours !...
Le nouveau bâtiment ne fut pas cependant exempt de reproches. On en regrettait ainsi la surélévation sur le quai ou bien encore la double ouverture, alors qu’il aurait été si commode de lui donner une seule entrée centrale. Plus encore c’est sa décoration qui focalisa les nombreuses critiques, ou plutôt son absence de décoration… "Lyon, Cité de l’inachevé !", notait en son temps Édouard Aynard et, à sa suite, le journaliste Jules Coste-Labaume. Une critique qui selon eux caractérisait un grand nombre de monuments construits à Lyon à la fin du XIXe siècle. Dans un article qui fit grand bruit, le rédacteur en chef du Lyon républicain se faisait ainsi l’écho en décembre 1907 de l’opinion des Lyonnais concernant le nouveau Conservatoire que l’on venait d’(in)achever quelques années plus tôt.
En 1904, un emplacement avait en effet été réservé à gauche de l’escalier d’entrée du nouveau Conservatoire de musique, sur la façade latérale et à l’angle sud du bâtiment donnant sur la rue Louis-Carrand. Cet emplacement, comportant une pierre d’attente non encore dégrossie, devait recevoir un haut-relief décoratif destiné à rappeler le souvenir du séjour que Molière fit à Lyon pour la première représentation de son Etourdi (1655), et dont le théâtre - la salle du Jeu-de-Paume -, établissement que la tradition plaçait rue de l’Angile, dans une maison démolie en 1861 à l’angle de la rue de Flandres, était précisément situé non loin de là, dans le quartier Saint-Paul.
Une maquette composée par le sculpteur Jean Ploquin, professeur à l’Ecole des Beaux-Arts de Lyon, comportant un médaillon en bronze à l’effigie de Molière couronné par une Renommée ailée assise sur un lion, avait même été exécutée à cet effet. Le projet fut adopté par la municipalité lyonnaise. Il restait à trouver les fonds nécessaires à son exécution. Dans ce but, un comité ayant à sa tête le professeur Alexandre Lacassagne, assisté des érudits lyonnais Auguste Bleton et Félix Desvernay, se constitua en mars 1906 afin de recueillir environ 12.000 francs, dont une partie était déjà acquise sur le produit de la vente de la répétition générale payante d’Armide qui fut donné au Grand-Théâtre le 12 novembre 1904. Les 5.000 francs récoltés lors de cette représentation - le théâtre étant alors en régie sous la direction de Leimistin Broussan (1858-1958) - furent versés, comme toutes les recettes, dans la caisse municipale... pour ne plus en ressortir.
Puis vint la guerre. Le projet passa aux oubliettes, mais continua d’alimenter les chroniques jusqu’à ce qu’une solution soit trouvée. À défaut d’un buste, Molière aura une salle ! En décembre 1921, à l’occasion des commémorations nationales du tricentenaire de Molière qui devaient se tenir à Lyon le mois suivant, le journaliste lyonnais Jean Camelin concluait ainsi cette triste histoire : "Tous les Lyonnais ont remarqué sur l’une des façades du Conservatoire (celle qui donne rue Carrand, et à gauche de l’escalier d’entrée), une surface de quelques mètres carrés dont la pierre n’est pas travaillée, et qui est là, sur ce mur, comme une tache rugueuse qui semble ne devoir jamais s’effacer. De mauvais plaisants prétendent que c’est un symbole de l’inachevé, et qu’en regardant bien, on le retrouverait un peu partout, sur de nombreux monuments de notre ville [...] M. Herriot a fait ce qu’il a pu. Son geste a au moins le mérite d’être économique et de ne pas grever le budget : la salle du Conservatoire s’appellera désormais salle Molière !".
Dès 1904, les travaux du Palais du quai de Bondy étaient quasiment achevés, exception faite de la salle de concert. Au mois de février, les galeries du nouveau bâtiment pouvaient ainsi abriter l’exposition annuelle de la Société lyonnaise des Beaux-Arts jusqu’alors installée, suivant les années, dans des baraquements en planches sur la place Bellecour ou sur le quai de la Charité (actuel quai Gailleton). Quant au conservatoire proprement dit, la première rentrée des classes s’effectua en octobre 1904. Consacré à l’enseignement gratuit de la musique vocale et instrumentale, à la déclamation lyrique et dramatique, l’établissement de la rue de l’Angile fut inauguré en grande pompe le 13 novembre 1904 par le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts Joseph Chaumié. Après l’hypothèse d’une nomination du compositeur Guy Ropatz (1864-1955), c’est finalement un autre compositeur, Augustin Savard (1861-1942), ancien élève de Massenet et Grand Prix de Rome (1886), qui prit la succession d’Aimé Gros à la direction de l’institution municipale, poste qu’il occupera pendant dix-neuf ans, de janvier 1902 à juin 1921. C’est à ce dernier que revint la tâche d’organiser le bâtiment du quai de Bondy.
Enfin, la salle de concert que l’on n’appelait pas encore salle Molière fut inaugurée bien plus tard, le 31 mars 1912. On en loua immédiatement l’élégance, le confort indiscutable et la parfaite acoustique à tel point que certains la nommèrent "la bonbonnière". Quelques mois plus tôt, Édouard Herriot avait largement milité au sein du Conseil municipal pour que s’y tienne un cours public et gratuit d’histoire de la musique : "II ne faut pas laisser croire que le travailleur est une bête de somme et qu’il a rempli sa fonction lorsqu’il a travaillé, mangé et dormi. Tout homme a droit à tous les avantages sociaux. Les cours d’histoire de la musique, que nous voulons instituer, ne sont pas destinés aux bourgeois, lesquels iront ailleurs, à Paris, par exemple, satisfaire leurs besoins artistiques. L’ouvrier, lui, ne peut en faire autant... Il demande néanmoins à être instruit des choses de l’art. Il le désire plus profondément qu’on ne se l’imagine, car c’est par l’éducation esthétique que s’accentuera son évolution..." [13]. Ce cours auquel les élèves du Conservatoire seront obligatoirement tenus d’assister fut donc créé par délibération municipale du 30 octobre 1911 et par arrêté ministériel du 10 janvier 1912. Accompagnés d’auditions musicales, il commença à fonctionner à partir du 21 février jusqu’à la guerre de 1914, puis de 1919 à 1929, chaque mercredi soir, sous la houlette de Léon Vallas (1879-1956), professeur nouvellement nommé qui en fut donc l’un des premiers et, pendant longtemps, le seul occupant parmi le corps enseignant : "Je suis chargé de faire des leçons et non des conférences. Le conférencier se propose d’exposer un sujet qui généralement, indiffère à l’auditoire autant qu’à lui-même. Le professeur, au contraire, dédaigne les vains artifices de la parole : il est grave, austère, ennuyeux, pédant, utile. Il laissa de côté les miettes de l’histoire et ne cherche que de substantiels repas. Il lui importe peu de plaire à ses élèves, pourvu qu’il les instruise. Que ceux qui pensaient cueillir ici des fleurs de rhétorique, veuillent bien se retirer : le bouquet que je vais leur servir ne sera sûrement pas de leur goût..." [14]
Si avant le mois d’août 1914, la salle n’a guère servi qu’à l’enseignement de Léon Vallas ; si à partir de 1915, on la prêta quelquefois pour des concerts au bénéfice des oeuvres de guerre, elle n’entra cependant en service constant qu’au lendemain de l’Armistice de 1918. Depuis lors - et au moins jusqu’à la Libération -, ce fut un défilé incessant : "Les Petits Concerts", fondés par Léon Vallas en 1919 dont Ennemond Trillat (1890-1980) fut l’un des artisans, puis "Les Heures" de Madame Grignon-Faintrenie (1873-1966) et toutes les entreprises musicales lyonnaises ; "L’Orchestre de Chambre" de Charles Strony (1887-1939), ancien chef d’orchestre du Grand Théâtre ; les grandes sociétés, telle que le "Double Quintette de Paris" ; divers ensembles à cordes, notamment le "Quatuor Capet", et de nombreux virtuoses de passage s’y produiront. Seuls les concerts de Georges Martin Witkowski (1867-1943) n’y parurent pas : ils avaient leur Salle Rameau, créée pour eux outre Saône en 1908.
À la retraite d’Augustin Savard, le choix du maire Édouard Herriot se porta sur Florent Schmitt (1870-1958). Esprit indépendant, voire fantasque, Florent Schmitt ne resta que deux ans en poste, se partageant entre Paris et Lyon. Il fut remplacé en 1924 par Georges Martin Witkowski, fondateur de la Société des Grands Concerts et animateur de la vie musicale lyonnaise, au détriment du Lyonnais Léon Vallas, également candidat. En poste jusqu’en 1941, Witkowski développa considérablement l’institution en créant une classe de diction pour les chanteurs, une classe de choeurs, un cycle de conférences sur l’histoire de la musique… Un autre compositeur lyonnais lui succéda, Ennemond Trillat, figure marquante de la vie musicale locale et directeur à la culture encyclopédique.
En juin de chaque année, les concours du Conservatoire y sont également organisés. Ces auditions publiques - notamment celle de "déclamation lyrique" - constituent de rares moments fort appréciés du public. Les concours feront l’objet de nombreux et longs comptes-rendus dans la presse, parfois accompagnés du portrait des candidats, même si, dès l’après-guerre, on pointait du doigt l’absurdité d’un système qui consistait à juger du talent et de l’éducation musicale de jeunes élèves sur l’exécution publique d’un seul morceau.
En 1978, sous la direction de Michel Lombard (1921-1993), le Conservatoire de Lyon s’installait dans de nouveaux locaux, ceux d’une ancienne propriété des jésuites acquise par la Ville de Lyon, avant de devenir Conservatoire national de région de musique et de danse de Lyon (C.N.R.), puis Conservatoire à rayonnement régional en 2007. Ce dernier regroupe au début du XXIe siècle près de trois mille élèves et quelque cent quatre-vingts enseignants. Depuis 1978, Lyon est la seule ville de France, hors Paris, à posséder deux conservatoires : un Conservatoire à rayonnement régional (Lyon 5e) et un Conservatoire national supérieur de musique et de danse, installé depuis 1988 sur le site de l’ancienne Ecole vétérinaire du quai Chauveau, dans le quartier de Vaise (Lyon 9e).
Philippe Rassaert - BM de Lyon.
Notes
[1] Antoine Maniquet (1811-1874). Musicien et compositeur. Ancien élève de Crémont et second chef d’orchestre du Grand-Théâtre de Lyon (1841-1854) ; professeur des écoles municipales de Lyon puis directeur de l’école centrale de musique vocale du Passage Thiaffait à Lyon (attesté entre 1849 et 1853). En 1853, il reconstituait avec Joseph Luigini l’ancienne société connue sous le nom d’Union musicale et ouvrait l’année suivante, avec la complicité de Georges Hainl, premier chef d’orchestre du Grand-Théâtre, un cours de solfège et d’harmonie.
[2] Maniquet (Antoine), "De la Musique et d’un Conservatoire à Lyon" in Revue du Lyonnais, série 1, vol. 7 (1838), p.113-121 [En ligne] : http://collections.bm-lyon.fr/PER00279447 (consulté le 28-09-2017)
[3] Christophe Martin (1791-1866), maire de Lyon de 1835 à 1840.
[4] Flachéron (Raphaël), "De la création d’une salle de concert et d’un conservatoire de musique à Lyon" in Revue du Lyonnais, série 1, vol. 9 (1939), p.103-111. [En ligne] : http://collections.bm-lyon.fr/PER00279637 (consulté le 28-09-2017).
[5] Les halles de la Grenette étaient situées dans la rue Basse-Grenette, entre les rues Grenette et Tupin actuelles ; elles ont disparu en 1846 lorsque la rue Basse-Grenette a été élargie pour devenir la rue Centrale, aujourd’hui rue de Brest.
[6] Simon Rozet (1809-1859). Musicien et compositeur. Second chef d’orchestre du Grand-Théâtre de Lyon de 1836 à 1859 et chef d’orchestre des ballets, Simon Rozet ouvre dans la galerie de l’Argue, en 1841, une Ecole préparatoire de chant, qui prend rapidement le titre de "Conservatoire lyrique" puis de "Conservatoire Rozet", une école de chant et de déclamation dont il assure lui-même certains cours. L’établissement se transporte par la suite place des Pénitents-de-la-Croix (actuelle place Louis-Chazette). Dans le même temps, il est tour à tour, chef d’orchestre du Jardin d’Hiver et du Palais de l’Alcazar puis, vers 1856, chef de musique du bataillon des sapeurs-pompiers de cette ville.
[7] Né le 4 mars 1817 à Saint-Petersbourg, Alexandre Billet remporte le Premier Prix du Conservatoire de Paris en 1835. Professeur de musique à Genève, puis à Lyon où il fonde en janvier 1842 une école de piano sur le modèle du Conservatoire de Paris. En 1843, il se présente pour prendre la direction du Cercle musical de cette ville. Parti à Londres, puis à Paris, il connait par la suite une carrière européenne.
[8] Jules Ward (1829-1866). Compositeur de musique. Membre de l’académie de Lyon (1863-1866) à laquelle il laisse notamment une étude sur les Théâtres subventionnés de Province. Comme compositeur, il est l’auteur d’un opéra-comique, Voici le Jour, joué au Grand-Théâtre de Lyon, de plusieurs ballets, comme Les Néréides ou Graziella, de compositions religieuses et d’un grand opéra, Velléda ou le Gui de chêne.
[9] Louis Alphonse Edmond Holtzem (1827-1897) avait tenu dans les années 1850, et à plusieurs reprises (saisons 1855-56 et 1860-61), l’emploi de second ténor léger sur la première scène lyonnaise. Jeune encore, il devait s’orienter vers l’enseignement du chant, fondant plus tard, vers 1870, une société chorale qui connut un grand succès : la "Sainte Cécile". Holtzem fut une figure en vue de la société lyonnaise de l’époque. Peu de temps après sa retraite, il avait fait paraître un vade-mecum très apprécié des chanteurs intitulé Bases de l’art du chant (1865), ainsi qu’un volume de Souvenirs (1885).
[10] Louis Jansenne (1809-1890). Musicien, actif à Paris puis à Lyon. Ancien membre de l’Opéra-Comique (Paris), il avait débuté le 30 janvier 1843 comme ténor sur la scène du Grand Théâtre de Lyon. Après un accueil peu encourageant, il se fixa à Lyon pour se consacrer à l’enseignement, ville où il fut un professeur de chant à la mode et le fondateur-directeur de l’Union chorale (1856), doyenne des sociétés musicales de Lyon. Il deviendra administrateur délégué en charge de la direction du Conservatoire de Lyon (1879).
[11] Fragment de l’actuelle rue des Archers, Lyon 2e.
[12] Charles Fargues (1845-1925). Musicien, compositeur et hautboïste. Premier prix de hautbois du Conservatoire de Paris (1865), Charles Fargues fut amené à Lyon par Édouard Mangin, ville d’adoption où il s’installa comme professeur de musique. Entré presque aussitôt dans l’orchestre du Grand Théâtre, il devait y tenir, pendant trente-cinq ans, le pupitre de hautbois solo. Dès la fondation du Conservatoire de Lyon en 1872, il était appelé aux fonctions de professeur dans cet établissement où il sera nommé au sein du Comité d’enseignement (1882). Il en assura également la direction par intérim pendant la maladie et après la mort d’Aimé Gros. Outre les nombreuses exécutions musicales données à Lyon comme à Paris, Charles Fargues était encore le directeur de l’Harmonie lyonnaise depuis 1891, et le chef d’orchestre des Concerts Bellecour et de l’Harmonie municipale de Lyon depuis 1905.
[13] Conseil municipal de Lyon, séance du 30 octobre 1911.
[14] Propos de Léon Vallas, repr. in : "Les Mercredis du Conservatoire" / Ch. F. [Charles Fenestrier], Le Salut Public, 7 mars 1912.