Edouard Herriot et la musique
Parler d’inclination pour la musique à propos d’Edouard Herriot n’est pas un vain mot. C’est un mélomane avisé et fin connaisseur de musique savante – ses goûts avérés se limitent cependant à une musique symphonique. Il affiche une prédilection pour Beethoven auquel il consacre une étude. Mais il affectionne aussi Chopin, Mozart, Bach, César Franck… en somme toute la musique classique sensualiste ou romantique du XVIIIe et du XIXe siècle.
Parangon de l’homme de goût, fin lettré, pénétré par les arts, il appartient à une culture humaniste comprise comme culture académique et éternelle. L’idéalisation de l’art est alors portée par l’enseignement secondaire, et particulièrement les classes de lettres de la IIIe République que fréquente Edouard Herriot en tant qu’élève puis professeur.
Dans une société où les sciences sont encore largement le fait d’amateurs éclairés, Edouard Herriot qui n’est pas musicologue, fait néanmoins de la musique un sujet d’étude et de passion dont il ne se départit jamais. La musique est pour Herriot une connaissance et un patrimoine précieux qu’il lui tient à cœur de transmettre à tous…
Il poursuit ainsi une activité d’auteur polygraphe et de conférencier durant toute sa carrière ; le point d’orgue étant son discours au Congrès de Vienne lors du Centenaire de Beethoven.
Edouard Herriot incarne parfaitement l’intellectuel de son époque : un esprit universel, hyperactif, un lecteur passionné, un homme de plume acharné, ouvert sur le monde… qui appartient à une communauté d’hommes d’esprit. La musique est, à partir de ce cercle fermé, le point de départ d’amitiés sincères avec d’autres personnalités de son temps : intellectuels ou artistes…
Plus largement, jeune aspirant ou maire établi, Edouard Herriot s’épanouit dans une vie mondaine où la « grande musique » et l’érudition font partie d’un environnement et du lien social. La haute société lyonnaise est encore très marquée par une sensibilité de salon : bals, galas, concerts, dîners, sociétés savantes… Edouard Herriot est, par exemple, familier des novatrices « Heures » de Mme Grignon-Faintrenie fréquentées par l’élite intellectuelle et bourgeoise.
« La musique est une mathématique sonore, la mathématique une musique silencieuse. » (Edouard Herriot)
Extraits des Notes et maximes d’Edouard Herriot [1]
Parmi les œuvres les plus sublimes de la musique, je place le Concerto en ré mineur, pour deux violons de Jean-Sébastien Bach et son splendide adagio, le plus bel exemple que je connaisse de période musicale, de rythme, de poésie. Et quelle technique ! Le 3e concerto Brandebourgeois n’est pas moins remarquable par la continuité de l’inspiration mais je lui trouve beaucoup moins de lyrisme. C’est seulement dans la Suite en ré, avec le célèbre Aria (ou dans la Passion selon Saint-Jean), que je perçois la même sublimité. Ici la musique dépasse toute parole humaine ; il n’est pas d’éloquence qui puisse exprimer ou suggérer autant que cette longue phrase souple, sinueuse, passionnée et, cependant, harmonieuse. Ainsi entendue, la musique est la prière des païens.
Le magnifique adagio du VIIe quatuor de Beethoven a été écrit pour un enterrement maçonnique. Ainsi s’explique la mention relevée par Marliave dans son livre sur les Quatuors de Beethoven : « Ecrit sous l’acacia pour la mort de mon frère ». Beethoven était franc-maçon, comme Mozart, comme Gluck.
J’ai eu entre les mains, pendant quelques mois, un document incomparable, un exemplaire de la première édition de la Neuvième symphonie, offert par Gounod à Berlioz et annoté par l’auteur de la Damnation. On y trouve les éléments des articles enthousiastes par lesquels Berlioz faisait connaître à la France ce Beethoven auquel Paganini le comparait, en 1839, lors de la première audition de Roméo et Juliette. Quand on m’offrit ce trésor en reconnaissance d’un service rendu, j’éprouvais une émotion comparable à celle de Sylvestre Bonnard découvrant dans une bûche le manuscrit de la Légende dorée ; moins heureux que le vieux philologue, je me suis vu reprendre ce cadeau par la personne même qui m’en avait honoré.
Sur les sommets de la musique, je place la Symphonie en ré mineur de César Franck. Son 2e mouvement est digne de Beethoven, de la VIIe et du célèbre andante dit du Père Thiers.
Ingénuité des savants. On interroge Fustel sur le Faust de Gounod : « Excusez-moi répond-il, madame Fustel et moi, nous allons si rarement au théâtre ».
Pour ceux qui ne savent pas et ne veulent pas prier, la musique offre à la méditation le meilleur cadre. Si j’entends l’Aria de Bach, je pense à ma pauvre sœur. La musique est la prière des païens.
Parmi les œuvres qui nous touchent jusqu’au fond de l’âme, le Concerto en la mineur de Vivaldi avec son admirable largo. Quand Jacques Thibaud le joue, je crois entendre l’auteur lui-même, le prêtre rouge de Venise, avec ses cheveux de flamme. Mais, quoi ! Chez un clerc, une telle passion !
On trouve déjà un jazz-band, des nègres musiciens dont l’un joue de la sacqueboute, dans un tableau portugais du XVIe siècle, dans ce charmant Mariage mystique des Princes par Gregorio Lopes que conserve à Lisbonne l’Eglise de Madre de Deus.
On a le tort de simplifier à l’excès, pour ne retenir que le trait dominant, l’œuvre des grands artistes. Rameau n’est pas seulement le puissant lyrique de Castor et Pollux, d’Hippolyte et Aricie, ou le musicien charmant des Indes Galantes. Il y a, en lui, un précurseur d’Offenbach, l’inventeur des procédés sur lesquels sera construite La Belle Hélène. Voir le charmant livret de Platée et le ballet bouffon où les fous tristes se mêlent aux fous gais. A ces thèmes, l’époque moderne ajoute seulement sa vulgarité.
Le charmant vocabulaire de la danse ancienne : la loure à deux temps que les paysans mènent au son de la musette ; la chaconne, venue d’Espagne, qui sert pour la finale des ballets.
En art comme dans tout, la vraie perfection ne s’atteint que par l’extrême simplicité. Ce qui survivra, dans l’Enfance du Christ de Berlioz, ce n’est point la déclaration d’Hérode ou le pittoresque de la patrouille romaine ; mais les phrases si pénétrante du Récitant (la première surtout) et, au dernier tableau, le trio pour deux flûtes et une harpe.
J’aimerais Berlioz si, derrière certaines de ces œuvres, je ne sentais pas Reyer qui vient et frappe à la porte.
Jamais peut-être le désarroi de l’âme humaine en quête de justice n’a trouvé une plus pathétique expression que dans la Quatrième béatitude de César Franck, où la voix douloureuse implore avec ardeur. Mais le musicien, malgré son génie, n’a fait qu’ajouter au charitable mensonge de la religion, le mensonge endormeur de l’art.
Au premier rang des discours qui me donnent l’impression de la perfection musicale, je place l’andante cantabile de la troisième sonate en ré de Mozart (violon et piano), si calme, si sobre dans sa plénitude.
Roussel, A un jeune gentilhomme. Le mérite de cette musique moderne, c’est qu’elle fournit du travail aux femmes du monde. Elles chantent faux mais on dit d’elles : « Comme elles ont du charme ! »
On goûterait mieux les dons magnifiques d’Igor Stravinsky s’il n’avait tant travaillé sur commande. Sa Symphonie de psaumes, poèmes à la gloire de Dieu, mais à l’ordre du Boston Symphony Orchestra. D’où son caractère équivoque : un ambigu de plain-chant et de jazz-band.
Le deuxième mouvement (très lent) de la sonate de Lekeu pour piano et violon, cette poignante lamentation du jeune génie condamné, je l’applique à nos pauvres petits morts de la guerre. La fin, le troisième mouvement, ce sont des éclairs sur une nature en désordre.
Aubert présidant le concours de basson dit à ses collègues « Heureusement, Messieurs, cela ne sent pas mauvais ».
Ce sont deux sœurs charmantes, pareillement sensibles. Mais l’une c’est la musique de Schumann qui la fait pâmer ; l’autre, c’est la motocyclette.
Notes
[1] Edouard Herriot, Notes et maximes : inédits, Paris, Hachette, 1961.