AIRS DU TEMPS
Édouard Herriot et la vie musicale à Lyon (1905-1957)

Une politique culturelle

La politique culturelle d’Edouard Herriot paraît très pragmatique et détachée de toute considération de goût ou d’esthétique pure ; on le voit soutenir la programmation « commerciale » et à succès du Théâtre des Célestins.

Deux lignes de conduite sont en réalité à mettre en évidence. La première, du début de son mandat jusqu’à la fin de la guerre de 1914-1918, quand Edouard Herriot finançait des événements qui mettaient Lyon en exergue et la plaçait sur le plan national voire international. Herriot a utilisé la politique des « Beaux-Arts » pour élever Lyon au rang de grande ville européenne. L’idée était de montrer Lyon comme une ville dynamique et vivante. En somme, de valoriser l’image de cette ville. Édouard Herriot axait en conséquence sa politique culturelle en faveur de la musique autour des grands équipements (Théâtre des Célestins, Grand-Théâtre, salle Rameau, Conservatoire de musique de Lyon) et finançait les sociétés musicales au coup par coup selon leur projet annuel comme l’organisation de congrès.

Dans un second temps, de la fin de la guerre de 1914-1918 et jusqu’à sa révocation en 1940 [1], Herriot a souhaité soutenir la vie musicale sur le plan éducatif. La politique culturelle vise alors non seulement à valoriser la ville mais en surplus à démocratiser la culture et éduquer les jeunes gens sur l’ensemble du territoire lyonnais.

Herriot est à la pointe du mouvement de l’éducation populaire prônant la vocation émancipatrice de la culture, et l’apport des œuvres périscolaires pour le rayonnement de l’école publique. La politique culturelle de l’après-guerre est à mettre en rapport avec la défense de la culture laïque par ce mouvement de l’éducation populaire. Herriot, le radical, en fait un outil de riposte devant « le succès des groupes cléricaux » du gouvernement du Bloc national, en prolongement du Groupement Départemental de l’Enseignement Laïc (GDEL) qu’il crée en 1920.

« Tout l’effort des sociétés modernes, libérées peu à peu des vieilles erreurs et des vielles routines n’aura, en définitive, abouti qu’à restaurer dans sa dignité ancienne cette éternelle trinité du beau, du bien, du vrai. »
Edouard Herriot

Le champ culturel de Lyon est alors largement investi par la municipalité. Les moyens financiers deviennent plus importants à l’égard des sociétés musicales, des amicales (qui proposaient des cours de musique, des concours de chants, ou fondaient des symphonies), mais aussi auprès de certaines structures culturelles privées. Pendant les années 1930, alors que la crise s’intensifie, Herriot apporte un soutien massif à ces structures, comme aux théâtres municipaux, dans le double but de maintenir leurs activités de promotion et d’éducation mais aussi de soutenir l’emploi. A la Libération, Lyon est plus que jamais le « laboratoire » de l’éducation populaire dans le sillage des réflexions menées par la Résistance.

« Aussi l’on ne saurait encourager avec trop de soin ceux qui veulent associer l’art à l’éducation de l’enfance. Sur ce point encore, nous pouvons bien dire qu’un grand progrès s’est accompli. Notre âge a beaucoup fait pour les enfants et rien ne pouvait l’honorer davantage. Toute la doctrine traditionnelle de l’éducation a été révisée. Pour les enfants, nous avons demandé et obtenu de l’air et de la lumière ; puis, par des méthodes inspirées de la raison, nous avons essayé de remplacer une culture fondée sur la répétition de formules par une culture plus naturelle, plus vivante, plus sincère, fondée sur l’éducation progressive des sens et de l’esprit. Nous avons dégagé les fourrés d’épines qui gênaient la croissance de ces jeunes plantes et, comme tout ce que l’on fait pour l’enfance porte-bonheur, notre vieille Université s’en est trouvée revivifiée et rajeunie.

Il reste à faire. Professeurs de l’enseignement public, nous sommes d’accord aujourd’hui pour penser que l’enfant doit croître dans des milieux pénétrés de l’esprit scientifique ; mais on vous l’a dit avec raison, ce n’est pas tout. Dans le monde immense de la pensée, la science et l’art s’unissent et se fécondent ; il doit en être de même dans l’éducation. L’enfant qui vient d’appliquer sa jeune intelligence à la solution d’un théorème ou à la traduction d’un texte étranger devrait pouvoir reposer ses yeux sur la reproduction d’une belle œuvre. Ce n’est pas seulement dans l’enseignement supérieur que l’on devrait mettre à la disposition des élèves et des professeurs photographies et moulages ; c’est aussi et surtout dans l’enseignement secondaire et primaire. Ce n’est pas seulement à titre d’arts d’agrément, c’est à titre d’exercices essentiels que le dessin, la peinture et la musique devraient être associés à notre enseignement. L’histoire de l’art ne vaut-elle pas, pour l’éducation de l’esprit, l’histoire de ces boucheries organisées que l’on appelle des guerres ou de ces conventions éphémères et menteuses que l’on dénomme des traités ?

J’imagine, Mesdames et Messieurs, la belle leçon qu’un maître comme celui que vous venez d’applaudir pourrait faire sur la vie et l’œuvre d’un Beethoven. Il évoquerait cette enfance triste et résignée dans la maison d’un père ivrogne et brutal ; le jeune Beethoven ne connaît guère qu’une joie, celle d’aller voir couler les eaux violentes du Rhin dans ce paysage de prairies que relève à l’horizon le profil bleuâtre des Sept-Montagnes. Le souffle puissant de notre Révolution parvient jusqu’à lui et le soulève ; il prend courage ; il entend en lui vibrer sa force et chanter son génie ; il sent toutes ses douleurs passées se résoudre en sympathie et en bonté. Malade, sourd, isolé du monde, malheureux en ses essais d’amour, c’est à peine si, dans quelques-unes de ses œuvres, il laisse jaillir l’angoisse qui l’étreint ; chaque épreuve le grandit et enrichit son inspiration. Au cours de cette histoire qui est la meilleure leçon d’énergie, des épisodes montreraient le pouvoir calmant et consolant de l’art. Un soir de dimanche, sous ce clair de lune qu’il a divinisé, Beethoven s’assied au piano ; il prélude en promenant ses doigts sur le clavier ; puis il frappe quelques notes basses et, lentement, religieusement, il donne essor à ce chant exquis de Bach : « Si tu veux me donner ton cœur, que ce soit d’abord en secret ; et, notre pensée commune, que nul ne la puisse surprendre. » Tandis que l’admirable musicien sent monter en lui des flots de lumière, les assistants, — c’est une femme qui nous l’a rapporté, — goûtent dans leur plénitude toutes les joies d’une vie débordante. Peu à peu, ce génie s’élève aux formes classiques ; il dépense sa force et sa volonté en œuvres sublimes ; et, sublime, il ne l’est pas moins dans cette fin si triste et si misérable, enfermé plus que jamais en lui-même, délaissé pour les nouvelles idoles, réduit presque à la mendicité, mais se consolant de tous chagrins par un amour farouche pour la nature, pour les arbres et les nuages et pour une tendresse profonde pour un enfant.

Quelle belle leçon pourrions-nous proposer à des élèves dans l’âge où les vocations se décident, à cette précieuse minute de la vie où l’être que le contact avec les hommes n’a pas encore flétri ne demande qu’à sentir et ne désire qu’admirer ? N’avons-nous pas le droit d’espérer qu’un temps viendra où des maîtres commenteront aux enfants la Neuvième Symphonie, comme on leur explique aujourd’hui les Géorgiques de Virgile ou les vers de Hugo. On pourrait attendre beaucoup d’une telle innovation. Le rôle de l’enseignement secondaire, sa mission, à certains moments si mal comprise, c’est de former et d’émettre sans cesse dans la nation des jeunes gens capables de se montrer supérieurs à la tâche journalière, capables de se diriger sur des idées dans un monde où, plus que jamais, le fait nous domine et nous étreint. »

(Extrait du Rôle social de l’Art, discours prononcé à la distribution des prix au lycée de Saint-Rambert, le 28 juillet 1904 par M. Edouard Herriot, adjoint au maire de Lyon.)

Notes

[1A Vichy, Edouard Herriot préside la séance du 9 juillet au cours de laquelle il est décidée la remise du pouvoir au maréchal Pétain. Il s’abstient volontairement, le 10 juillet, dans le scrutin accordant à Pétain les pleins pouvoirs ; et entre dans l’opposition. Le 20 septembre 1940, il est suspendu de sa fonction de maire et se retire dans sa maison de Brotel (Isère). Le Gouvernement craignant qu’Edouard Herriot quitte la France, il est assigné à résidence le 20 septembre 1942 puis arrêté le 1er octobre et transféré à Evaux. La police allemande, à laquelle il est livré en 1943, l’emmène à Vittel où il est enfermé dans une villa. Sa santé physique et psychique se détériorant, il est interné à Mareville. Le 4 mai 1945, Edouard Herriot est libéré par les Russes.