La satire à Lyon
La presse satirique lyonnaise ne se limite pas aux journaux de Guignol. Il faudrait citer bien d’autres titres. La liste serait longue ; il n’est pas question ici d’être exhaustif. Mentionnons simplement parmi les plus célèbres : Le Tintamarre, La Comédie politique, Le Cocodès, Le Pitre, La Mascarade ou La Démon.... Cette presse satirique locale est plus discrète au XXe siècle, quoiqu’encore présente par intermittence. Le documentaire Satiriquement Lyon d’Antoine Cauty, réalisé en 2015, permet de retracer l’histoire de la satire entre Saône et Rhône de la meilleure des manières.
Satiriquement Lyon - Web documentaire d’Antoine Cauty, 2015.
Pour qui ?
La presse satirique appartient à un journalisme populaire, à l’image d’une littérature populaire, faite pour le peuple et distincte d’une littérature savante et très lettrée. Le Journal de Guignol trouve son public dans les classes moyennes et modestes. Le Père Coquart, gazette imaginée en réaction par les notabilités lyonnaises, dresse le portrait des « guignolomanes » : ouvriers, femmes et habitants des faubourgs. Cette orientation populaire est du reste affirmée par la langue de Guignol ; les « journaux de Guignol » étant écrits en parler lyonnais ou en dialecte canut. Or la langue marque comme une frontière sociale, c’est elle que fustige le Père Coquart, la trouvant indigne, c’est elle qui agit comme un signe de reconnaissance et de liberté pour le petit peuple et ce, jusque dans les années 1960-1970. Le parler lyonnais n’est alors plus « populaire » mais conservateur. Le très lyonnais Guignol de Joanny Lorge qui est tiré en 1945 à 80.000 exemplaires, n’écoule plus désormais que 800 exemplaires hebdomadaires, pour un public dit âgé. Celui de Jean-Jules Bertin qui lui succède, se calque sur les grands titres de la presse satirique nationale pour la mise en page et pour la langue ; il voit ses ventes augmenter à 4.000 exemplaires.
En s’adressant à un public populaire tôt alphabétisé à Lyon (déjà à plus de 85 % selon le recensement de 1866), la satire s’est souvent assurée des tirages conséquents. Le premier Journal de Guignol (1865) tire à 15.000 exemplaires hebdomadaires ; les trois grands quotidiens régionaux ont à la même époque un tirage journellement équivalent. La multiplication des titres sur la seconde partie du XIXe siècle laisse supposer de bons tirages. La presse satirique reprend les ingrédients qui ont fait son succès. Elle dévoile les coulisses de la bonne société, révèle les scandales politiques locaux et se moque des dirigeants du moment... Cependant, ces journaux ne survivent pas lorsque les classes populaires se détournent d’eux, comme ce fut le cas après 1900. Les lyonnais montrent alors peu d’enthousiasme en faveur des caricatures, leur préférant une presse moins radicale et agrémentée de photographies ; le nombre de titres satiriques s’effondre pendant que la presse quotidienne, hier moquée, voit ses tirages en constante progression. L’édition des journaux satiriques se rapproche pourtant spatialement de son public au cours du XIXe siècle, quittant la centralité de la Presqu’île pour s’établir dans les faubourgs, pour de nombreux titres dans les quartiers récemment lyonnais de la Guillotière.
Par qui ?
Force est de constater que tout en étant Guignol et farouchement lyonnais, la presse satirique lyonnaise est très largement influencée à ses débuts par le ton et les formes parisiennes. Elle a su tirer bénéfice de l’expérience d’hommes qui ne sont pas du cru ou qui avaient quitté Lyon depuis bien longtemps. Barillot qui réintroduit à Lyon le genre satirique perdu depuis la fin de la Monarchie de Juillet, est lyonnais mais a quitté la ville encore jeune pour s’installer à Paris. Il dirige depuis la capitale les premiers numéros du Journal de Guignol. C’est d’ailleurs à Paris qu’il reçoit les plus fervents soutiens suite aux différents procès intentés à Lyon contre le journal. Un autre animateur majeur de la presse satirique lyonnaise est Léon Bigot, éditeur d’origine sarthoise, installé dans la capitale, qui fonda en 1870 le Guignol illustré, se risquant pour la première fois à illustrer la page de une. Il dirigea ce journal à distance pendant près de deux ans. Mais François Barillot et Léon Bigot, ont su tout deux s’appuyer sur des réseaux de connaissances ou de circonstances à Lyon.
Localement, la presse satirique est le fait de rédactions socialement peu homogènes mais dans lesquelles agissent des logiques de cercles restreints, ou politiques ou de familles. Les premiers et derniers Guignol sont, à ce titre, représentatifs. Le Journal de Guignol de 1865 rassemble en son sein des bourgeois locaux (le pharmacien Simon ou le publicitaire Victor Fournier), des littérateurs (Barillot, Charnal), et, de façon minoritaire, des ouvriers (Thomain). Ces derniers sont presque tous issus de l’imprimerie – or on sait le rôle moteur qu’elle a pu avoir dans le développement de la presse populaire comme aux moments des grands conflits de 1870 et 1914 lorsque Léon Bigot puis Victor Lorge ont l’idée d’occuper leurs ouvriers en « vacances » en imprimant des feuilles légères et patriotiques. On retrouve à peu près la même hétérogénéité sociale dans le dernier Guignol de 1970-1972. La rédaction se compose de très jeunes hommes issus des classes moyennes ou supérieures, tout juste sortis de leurs études (Bertin, Daclin) et d’un ancien ouvrier, fils d’immigrés espagnols (Agostino). Le ciment de ces groupes semble être politique, que ce soit une hostilité à l’Empire en 1865 ou le gauchisme en 1970. Il faut tout de même se garder de généraliser : le Journal de Guignol de 1865 regroupe légitimistes et républicains, de nombreuses tensions internes sont rapidement à l’œuvre nécessitant scissions et réorganisations du comité directeur.
C’est ici que d’autres liens, ceux-ci familiaux, semblent prendre le relais pour structurer ces groupes de rédaction et permettre au fil des années de maintenir une continuité et un esprit local intact. Deux lignées sont à signaler : celle qui lie Jacques-Eugène Labaume (premier imprimeur du Journal de Guignol) à son neveu André Steyert, ce dernier sera dessinateur et rédacteur opiniâtre de Guignol durant 26 ans (1866-1892). André Steyert est à l’origine de dix titres discontinus et républicains et d’ âpres combats pour faire valoir sa propriété intellectuelle sur le Journal de Guignol afin qu’il ne devienne pas un objet commercial. L’autre lignée est celle de Victor Lorge, de son fils Joanny Lorge puis de son épouse Mme Lorge-Clerc qui ont perpétué la tradition et l’esprit lyonnais dans Guignol entre 1914 et 1970 et lui ont donné une popularité sans précédent à Lyon et dans la région.