Ninetto Davoli ou aimer à perdre la raison
Pasolini a pris conscience tragiquement que le monde était en train de changer
Pier Paolo vit encore en moi. Sa vie m’appartient, je la prolonge. Sur le moment, notre lien était tellement naturel que je ne me rendais pas compte de son importance. C’était un état d’inconscience créateur, dans une atmosphère de jeu et d’amour, avec sa voix qui résonnait :
"Mais tu es fou ! Mais tu es fou ! ".
C’est un tout : une très belle expérience d’existence partagée. "Salut, à demain", m’a-t-il dit le samedi où il est mort, à la fin d’un repas avec ma femme et mes enfants. Il est parti en me laissant son dernier scénario :
"Tu me diras ce que tu en penses...".
Le lendemain matin, à Ostia, je suis allé reconnaître son cadavre, mutilé, une vision que je voudrais effacer pour ne garder que l’émotion d’une vie. "La Trilogie de la vie" était une poésie du sexe : à Naples, en Angleterre, en Orient, trois savoir-faire l’amour, trois civilisations sensuelles. Pier Paolo cherchait un point commun à ces trois idées de l’amour et a construit une forme de panthéisme érotique.
"Salò" a représenté une rupture. Le monde d’avant, cette innocence du corps, cette légèreté de la pensée, cet érotisme joyeux, semblait détruit à jamais par le capitalisme de la consommation du sexe.
Le sentiment s’est bloqué, la délicatesse s’est transformée en pathologie. Pasolini a pris conscience, tragiquement, que le monde était en train de changer.
Et le dernier scénario qu’il m’a donné le racontait : "L’’Histoire du Soldat" montre la destruction d’un homme par les médias et la publicité. Lors de notre dernier dîner, dans une longue conversation, Pier Paolo m’a dit :
"Avant, si on se penchait par la fenêtre, on voyait dans la rue des bourgeois, des prolétaires, des petits-bourgeois, avec des corps et des habits différents ; aujourd’hui, tous se ressemblent. L’argent a tout corrompu, je veux aller me cacher...".
"Salò" est un pamphlet qu’il a lancé à la figure des spectateurs en leur disant :
"Regardez bien, voilà ce que vous êtes devenus, vous ne méritez pas mieux que ce film. Après vous avoir donné de l’amour dans le Décaméron, je vous fais Salò. Allez vous faire enculer...".
Ninetto Davoli, "Libération", 10 Juillet 2002.