À l’aube des temps modernes
Au milieu du 15e siècle, l’Occident chrétien connaît, de manière incomplète, trois parties du monde : l’Europe, à laquelle il appartient, l’Afrique et l’Asie. Les mappemondes schématiques en T-O, largement diffusées au long du Moyen Âge, reposent sur ce découpage tripartite.
Les représentations figurées des espaces lointains, réels ou supposés, sont tributaires d’un double héritage, antique et païen d’une part, médiéval et chrétien d’autre part. La mappemonde de Macrobe (4e siècle) donne une traduction graphique de la théorie grecque des Antipodes, qui défend l’existence d’un vaste continent austral séparé des terres de l’hémisphère nord par un océan jugé infranchissable. Au début du 15e siècle, les Européens ont par ailleurs redécouvert la Géographie de Ptolémée (2e siècle). Les cartes qui accompagnent cette œuvre majeure représentent l’œkoumène – le monde habité – jusqu’à la Chine, à l’est, et jusqu’aux régions équatoriales de l’Afrique, au sud.
Les récits de voyage composés par des missionnaires ou des marchands dans les derniers siècles du Moyen Âge sont parfois illustrés, du moins dans les copies manuscrites de luxe. C’est le cas du Livre des merveilles de Marco Polo, que ce dernier rédigea en 1299 après avoir passé 17 années en Chine, ou de l’Itinerarium du franciscain Odorico da Pordenone (vers 1286-1331), qui parcourut l’Asie, de la Perse à la Chine. Apparues à la fin du 13e siècle, les cartes marines couramment appelées portulans sont centrées sur la Méditerranée et la mer Noire. Certaines s’étendent jusqu’au golfe Persique et aux côtes de la mer Caspienne ou encore jusqu’au Niger. Elles enregistrent progressivement les découvertes des navigateurs portugais qui, à la recherche d’une nouvelle route vers les Indes, atteignent l’actuel site de Dakar en 1445 et abordent, dix ans plus tard, les îles du Cap-Vert.
Un double héritage

BmL, ms 125.
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1. Mappemonde « T dans O »
Dans ISIDORE DE SEVILLE (0560 ?-0636), Étymologies, manuscrit sur parchemin, 3e quart du 15e siècle, f. 106v.
C’est dans les Étymologies, ouvrage encyclopédique composé au 7e siècle par Isidore, évêque de Séville, que l’on trouve la manière la plus simple de représenter le monde dans l’Occident médiéval. Le schéma « T dans O » (en bas de la colonne de gauche) figure une terre émergée de forme ronde, entourée d’un anneau océanique – le « O » – et divisée en trois parties : l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Celles-ci sont séparées par un diamètre horizontal (le Tanaïs, nom ancien du Don, fleuve situé au nord de la mer Noire, et le Nil) et un rayon vertical (la mer Méditerranée) qui constituent le « T » et dont le point de jonction, au centre du cercle et donc de la Terre, correspond le plus souvent à Jérusalem. Le schéma est orienté, au sens propre du terme, sa partie supérieure étant tournée vers l’est. La figure qui le précède fait le lien avec le texte biblique : elle représente le partage du monde entre les trois fils de Noé au lendemain du Déluge : Sem associé à l’Asie, Cham à l’Afrique et Japhet à l’Europe.
Documentation en ligne
David Woodward, « Medieval Mappaemundi », dans The History of Cartography, Volume 1, Cartography in Prehistoric, Ancient, and Medieval Europe and the Mediterranean, Chicago, The university of Chicago press, 1987, tout particulièrement p. 301-302.
Disponible en ligne (consulté le 22 janvier 2024).

BmL, 349396.
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2. Mappemonde
Dans MACROBE (0370 ?-043.?), In somnium scipionis libri II. Saturnaliorum libri VII…, Lyon : Sébastien Gryphe, 1532, p. 148.
Cette figure, qui accompagne le Commentaire au Songe de Scipion du philosophe latin Macrobe, offre une synthèse de la représentation du monde par les savants grecs antiques. La Terre est divisée en cinq zones climatiques : une zone torride (perusta) entre les tropiques, essentiellement océanique (alveus oceani signifie réservoir des océans), entourée de deux zones tempérées et de deux zones froides à proximité des pôles. La mappemonde fait apparaître un continent vaste et massif dans l’hémisphère sud. Il s’agit des Antipodes (littéralement, là où les pieds sont en sens opposé), contrées supposées et inconnues qui, dans la pensée grecque, formaient un contrepoids aux terres émergées de l’hémisphère nord, empêchant ainsi le globe terrestre de se renverser.
Documentation en ligne
David Woodward, « Medieval Mappaemundi », dans The History of Cartography, Volume 1, Cartography in Prehistoric, Ancient, and Medieval Europe and the Mediterranean, Chicago, The university of Chicago press, 1987, p. 299-300. Disponible en ligne (consulté le 22 janvier 2024).
Simón Gallegos-Gabilondo, « Chapitre II. Antipodes », dans Les mondes du voyageur : Une épistémologie de l’exploration (XVIe - XVIIIe siècle), Paris : éditions de la Sorbonne, 2018.
Disponible en ligne dans OpenEdition (consulté le 5 janvier 2024).
« L’invention de la sphère », dans Le monde en sphères, exposition présentée par la Bibliothèque nationale de France.
Disponible en ligne sur le site de la BnF (consulté le 22 janvier 2024).
En écho
Macrobe, Macrobii... In somnium Scipionis M. Tullii Ciceronis libri duo, et saturnaliorum lib. VII…, 1524 (BmL, Rés 105526, f. 28).
Dans cette mappemonde de Macrobe, la disposition des terres de l’hémisphère nord est erronée, l’Europe apparaissant à l’est et l’Inde à l’ouest. Le travail de gravure n’a pas été réalisé dans le sens correct.
Disponible en ligne dans Google Books

BmL, Rés 23561.
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3. Carte du monde d’après Ptolémée
Dans CLAUDE PTOLEMEE (0100 ?-0170 ?), GERARD MERCATOR (1512-1594 ; éditeur scientifique), Tabulae geographicae…, Cologne : Gottfried von Kempen, 1578, f. **1v-**2r.
Au 15e siècle, la redécouverte, par les humanistes européens, de la Géographie de Ptolémée révolutionne la représentation de l’espace terrestre. La projection conique mise au point par le savant grec, la grille de méridiens et de parallèles qu’il utilise, l’orientation au nord sont autant d’apports essentiels à la cartographie européenne moderne. La carte du monde de Ptolémée représente la quasi-totalité de l’Europe et de l’Asie – seules manquent les régions polaires et l’extrémité orientale du continent asiatique – ainsi que l’Afrique jusqu’à sa partie équatoriale. Par son aspect réaliste et sa prise en compte de l’ensemble de l’espace connu, elle rompt aussi bien avec les mappemondes médiévales inspirées du modèle T dans O qu’avec les portulans qui se limitaient le plus souvent à la représentation des territoires côtiers. Les nombreuses éditions imprimées de la Géographie lui assurèrent une large diffusion à partir de la fin du 15e siècle. Celle donnée par Gérard Mercator en 1578 se veut conforme aux intentions de Ptolémée. Elle prend toutefois en compte les connaissances nouvelles acquises par les Européens. Ainsi, la liaison que le géographe grec établissait entre le sud-est de l’Asie et l’Afrique, qui faisait donc de l’océan Indien une mer fermée à l’image de la Méditerranée, a disparu de la carte du monde.
Documentation en ligne
Mireille Pastoureau, « La redécouverte de Ptolémée », dans L’âge d’or des cartes marines. Quand l’Europe découvrait le monde, exposition présentée par la Bibliothèque nationale de France.
Disponible en ligne sur le site de la BnF (consulté le 30 décembre 2023).
L’âge d’or des cartes marines

BmL, ms 175.
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Décrypter ce portulan
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4. Méditerranée orientale
Dans PIETRO VESCONTE (1280 ?-1330 ?), Atlas portulan de la Méditerranée et des côtes atlantiques de l’Europe, Gênes ou Venise, vers 1320, carte 4.
Parchemin enluminé collé sur des ais de bois, 29,2 × 14,5 cm.
Pietro Vesconte est l’un des premiers cartographes à signer des cartes et atlas maritimes que les historiens appellent des « portulans » par référence aux livres d’instruction nautique du Moyen Âge. On a conservé ainsi une dizaine d’atlas signés à Gênes et Venise entre 1311 et 1327. L’atlas portulan de Lyon (BmL, ms 175) est un très bel exemplaire de sa production. Conservé dans une reliure de bois incrustée de motifs géométriques en ivoire, il s’ouvre sur un calendrier circulaire et un motif géométrique montrant le réseau de lignes de rhumbs, qui donnent jusqu’à trente-deux directions de la rose des vents et qui forment le canevas des cartes suivantes. Ces lignes permettaient aux marins de tracer un cap et de mesurer les distances entre deux points. Le recueil est composé ensuite de sept cartes, orientées vers le sud, et finement dessinées et peintes sur parchemin, représentant les côtes de la mer Méditerranée et de la mer Noire et les côtes atlantiques de l’Europe. Elles comportent toutes une échelle de distance placée sur le bord du parchemin.
La planche n° 4 représente la côte de Syrie, de Palestine et d’Egypte, ainsi que l’île de Chypre, c’est-à-dire, l’espace des croisades, des pèlerinages vers Jérusalem et du grand commerce de Méditerranée orientale de la fin du Moyen Âge. Les écoinçons sont décorés de figures enluminées de saints protecteurs, ici saint Georges et saint François. La planche n° 3 montre également un joli dragon, juste en-dessous de la signature de l’auteur.
5. Fragment d’une carte portulan représentant la Méditerranée occidentale et les côtes de l’Europe du nord
Provence ou Italie du Nord, premier quart du 14e siècle
Parchemin enluminé, 41 × 27 cm.
Lorsque les cartes n’étaient plus utilisées, le parchemin était souvent remployé pour d’autres usages. Ce fragment a été ainsi découvert dans la reliure d’un registre de notaire de Pernes-les-Fontaines, non loin d’Avignon, daté de 1534-1535. La construction à partir d’un cercle et de quadrillages, et les toponymes, rappellent la « carte Pisane » de la fin du 13e siècle, la plus ancienne carte portulan connue, conservée à la Bibliothèque nationale de France. La carte d’Avignon pourrait ainsi dater du tout début du 14e siècle : elle serait même plus ancienne que les cartes de Pietro Vesconte.
Elle est une des premières cartes de ce type à représenter avec une certaine précision les côtes de la mer du Nord et du Sud-Est de l’Angleterre. Certains indices laissent même penser que l’auteur a tenté de cartographier les rivages de la mer Baltique jusqu’à l’île de Gotland, peu connus des marins méditerranéens avant la fin du 13e siècle. Les marchands génois établis à Almeria et à Séville commerçaient avec les Flandres et l’Angleterre en passant par l’Ecluse, avant-port de Bruges, Southampton et Londres. L’accès à la mer Baltique était en principe réservé aux marins de la Hanse, ligue des cités maritimes septentrionales. Cette carte italienne ou provençale montre ainsi des connaissances encore imparfaites, de la part des marins méditerranéens, de ces lointaines contrées du Nord, complétées bientôt par des cartes plus précises au cours du 14e siècle.
6. Deux fragments d’une carte portulan représentant la Méditerranée centrale, la Méditerranée orientale et la mer Noire
Majorque ?, vers 1460
Parchemin enluminé, deux fois 45 × 28 cm.
Ces deux fragments ont été découverts en 2022 par une lectrice des Archives départementales du Var dans la reliure de minutes notariales datées de 1591 à 1593, provenant du village de Solliès près de Toulon. On reconnaît, sur l’un, les côtes de la Méditerranée centrale, l’Italie, la Sicile, la Sardaigne et la Corse, et sur l’autre, la Méditerranée orientale et la mer Noire, avec la péninsule de Crimée, fréquentée depuis le 13e siècle par les marchands et navigateurs occidentaux pour le commerce avec l’Empire Mongol. Ainsi, depuis 1261, les Génois tenaient un comptoir commercial à la Tana, à l’embouchure du Don, au fond de la mer d’Azov. La même année, le père et l’oncle du Vénitien Marco Polo partaient de Soldaia en Crimée au début de leur grand voyage vers la Chine. Mais au milieu du 15e siècle, la plus grande partie de l’espace de la mer Noire et de la Méditerranée orientale est contrôlée par l’Empire ottoman, tandis que les îles de la mer Egée sont disputées entre les Turcs et les puissances chrétiennes, notamment les Génois et les Vénitiens.
Le style de cette carte portulan diffère de celui des atlas de Pietro Vesconte. Outre la ligne de côtes et ses toponymes, la carte montre des détails à l’intérieur des terres, des montagnes (en vert) et des villes indiquées par des pictogrammes, en particulier Gênes, Venise, Le Caire et Damas, ainsi que des pavillons héraldiques. L’image de Jérusalem a attiré l’attention d’un lecteur et a été découpée et prélevée à une date indéterminée. Ce geste s’explique peut-être par dévotion pour la ville sainte, haut lieu de pèlerinages pour les chrétiens d’Occident. Le style de la carte et l’écriture permettent d’identifier l’œuvre d’un cartographe majorquin du milieu du 15e siècle, Gabriel de Vallsecha ou bien Petrus Rosselli, dont on a conservé plusieurs cartes marines ornementales.