Propos de l’artiste

Dans cet entretien, Shadi Ghadirian dévoile à Anahita Ghabaian l’évolution de son travail au fil du temps, ses engagements, ainsi que son rapport à l’image et à la création artistique.

Avez-vous toujours voulu être photographe ou aviez-vous d’autres perspectives ?

Très vite, j’ai voulu faire de l’art. Au lycée, j’ai étudié les sciences expérimentales, mais je savais que je ne continuerais pas dans cette voie. Mes deux sœurs faisaient des études d’art. L’aînée photographiait et m’emmenait souvent dans ses projets, me prêtant son appareil. Plus tard, je serai la seule à continuer. Lorsque je préparais le concours d’entrée aux universités, je ne connaissais pas grand-chose à l’art ; le champ de mes connaissances se réduisait à ce que j’avais appris de ma sœur. En cours, je me suis rendu compte que seule la photographie me conviendrait, car je n’étais pas assez patiente pour faire de la peinture ou pratiquer une autre discipline. Pour la photo, il suffisait que j’appuie sur le déclencheur et c’était tout. Les premiers semestres universitaires se sont déroulés sans problème. À cette époque, j’étais surtout préoccupée par les procédés d’impression qui prenaient environ trois jours. C’est plus tard que j’ai compris que tout n’est pas réduit à ce bouton. L’idée qui est derrière la photo est plus importante. À présent, chaque fois que je travaille sur un projet, appuyer sur le déclencheur n’est l’affaire que d’un seul instant, alors que la préparation de la prise de vue peut parfois prendre une semaine.

La série Qajar fut votre premier projet ? Elle représente d’ailleurs les premières images, autres que celles de la Révolution, qui sortirent d’Iran. Elle parlait à la fois de l’Iran et de l’art iranien. Ce fut un tournant. Comment avez-vous eu cette idée ?

En 1998, pour mon projet de diplôme, je voulais réaliser sur une série. Je travaillais depuis deux ans au Musée de la photographie de Téhéran. J’avais vu et imprimé tellement de photos anciennes de l’ère Qajar (1) (40 tirages par jour) que le regard de ces photographes m’a influencée. Même si à l’université j’avais suivi un cours d’histoire de la photographie, c’est seulement en étant au musée et surtout aux côtés de mon professeur Bahman Jalali (2) que j’ai compris combien l’histoire de la photographie iranienne était importante pour moi. Je m’émerveillais du nombre de photos prises à cette époque, et particulièrement du nombre de photos représentant des femmes. Je ne l’imaginais même pas car j’étais persuadée que la religion, interdisant la reproduction de l’image, avait éclipsé notre passé photographique. Grâce à l’amitié et au soutien de Bahman Jalali 2, j’ai pu travailler avec lui sur mon projet de diplôme. J’avais en tête d’écrire sur l’histoire de la photographie. Un jour, dans sa maison dans les montagnes du nord de l’Iran, nous discutions l’idée de comparer mon travail avec les photos prises durant l’ère Qajar. C’est ainsi que le projet a pris forme, nous avons conversé sur chaque cliché de la série. Je disais une phrase, Jalali en disait une autre. Je ne pensais jamais réaliser ce projet, plutôt considéré comme ludique par l’université qui ne m’a jamais prise au sérieux. La mise en scène photographique n’avait pas encore été réalisée en Iran. C’était nouveau, je n’y connaissais pas grand-chose. Je savais ce que je voulais faire, mais j’ignorais que cela existait dans d’autres pays depuis déjà une dizaine d’années. Plus tard, au cours de ma recherche, j’ai lu des articles sur ce sujet.

Pourquoi aviez-vous pensé que les photos de femmes, surtout de celles de l’ère Qajar étaient peu nombreuses ?

À cause de l’interdiction religieuse. Les hommes n’étaient pas autorisés à fréquenter les femmes et à les photographier. Les photographies du harem de Nasseredin Shah (3) ont été prises par lui-même.

Mais ces photographies sont aujourd’hui connues de tous.

Oui, tout le monde les regarde, peut-être que Nasseredin Shah lui-même n’y était pas opposé. Cependant, les mœurs de l’époque ne permettaient pas qu’une personne extérieure entre dans le harem, autrement, les femmes auraient été vêtues différemment. C’est bien plus tard qu’une ou deux femmes photographes feront leur apparition.

Lorsque la série Qajar a été exposée pour la première fois à l’étranger, c’était une jeune femme iranienne qui avait photographié les femmes iraniennes. C’était d’ailleurs l’une des raisons du grand succès qu’elle a rencontré. Jusqu’alors, les seules photos montrées d’Iran étaient celles de la guerre ou de la Révolution publiées par la presse. Quelle est votre analyse ?

En Iran, il y a toujours eu très peu de femmes photographes. Aujourd’hui encore au regard d’une analyse du genre, nous ne sommes pas nombreuses. Je n’approuve pas, bien sûr, cette analyse liée au genre, mais c’est ainsi partout dans le monde. Tout a commencé par l’exposition à Téhéran. C’est la phase la plus importante dans le cheminement de la série Qajar et de ma carrière de photographe. L’exposition à l’étranger était presque secondaire. J’ai vécu deux grands événements avec cette série. Tout d’abord, je l’ai exposée à la galerie Golestan. L’accueil a été formidable, bien plus que ce que je n’avais imaginé. Je n’étais qu’une étudiante, j’avais pensé exposer les photos de mon projet de diplôme pour en vendre quelques-unes et gagner un peu d’argent. Mais toutes les photos ont été vendues. Un large public a visité l’exposition et de nombreux articles ont été publiés, à une époque où les journaux à grand tirage ne publiaient rien sur les évènements culturels. C’était si grandiose que j’ai mis énormément de temps à le digérer. Même à ce stade, je pensais qu’il n’y aurait pas de suite, que les photos étaient vendues et que cela était terminé ! Puis, l’exposition a été présentée à Londres. Pour la petite histoire, une personne de passage à Téhéran avait acheté une photo pour l’offrir à une universitaire anglaise. Celle-ci a immédiatement envoyé un fax à Kaveh Golestan (4) disant « organisons une exposition à Londres pour cette photographe ». J’y suis donc allée avec mes photos sous les bras. À l’occasion de l’exposition londonienne, bon nombre de magazines prestigieux ont publié des articles. C’est ainsi que tout a débuté. Pendant deux ans, j’ai suivi mes photos en Europe. J’ai commencé par le Danemark, ensuite j’ai exposé dans un musée à Londres, puis en Irlande, à Paris. Je suis retournée à Londres et y suis restée quatre mois.

Avec cette série vous avez parcouru un chemin exceptionnel au début des années 2000 en tant que jeune photographe iranienne. La mise en scène photographique est née en Iran avec cette exposition et peu à peu cette série est entrée dans les plus grands musées du monde.
Elle a été la plaque tournante de la photographie en Iran.
Comment l’expliquez-vous ?

Ce n’était pas simplement que j’avais fait ces photos et qu’elles étaient bonnes. D’autres éléments sont entrés en jeu, c’était la bonne période pour exposer ces photos, j’ai rencontré les bonnes personnes, au bon moment ; elles ont parié sur moi et m’ont aidée. Je pense notamment à Bahman Jalali, Kaveh Golestan et Rose Issa. Je n’aurais jamais été capable de réussir toute seule. Pour en revenir à l’exposition en Iran, après avoir terminé ma série, j’avais rencontré tous les directeurs de galerie de Téhéran pour proposer une exposition. À cette époque, les galeries organisaient très peu d’exposition de photos – tout au plus une par an –, la discipline n’étant pas très appréciée en tant que sujet d’exposition. D’autant que les réalisations de cette période étaient surtout documentaires, reflétant la révolution puis la guerre. Aucun galeriste n’a accepté de m’exposer. Kaveh Golestan m’a organisé un rendez-vous avec sa soeur Lili Golestan, directrice de la galerie, et c’est ainsi que ma première exposition a eu lieu. Puis, pour mon voyage à Londres, Kaveh Golestan m’a encore beaucoup soutenue. J’étais trop jeune et on ne me délivrait pas de visa. Il m’a donc accompagnée à l’Ambassade pour les convaincre. Le voyage à Londres était très important pour moi. L’Iran était un pays fermé, très peu d’artistes iraniens pouvaient voyager et soudain une jeune femme arrive avec ses photos ! C’était curieux. Ça a été une succession d’évènements et de chance !

Pensez-vous qu’une photo ait une durée de vie ou êtes-vous d’avis que leur sens change avec le temps ?

Les photos ne meurent pas. Mais leur sens et leur position changent. Elles trouvent souvent leur place dans une partie de l’histoire de la photographie. Récemment, une chose merveilleuse m’est arrivée au Brésil. J’ai été invitée dans un lycée pour rencontrer des élèves, des adolescents. L’année précédente leur professeur leur avait montré mes photos, sans savoir que j’irai au Brésil ! Une autre fois j’ai découvert qu’en France, une de mes photos est publiée dans un manuel d’histoire pour illustrer la partie concernant l’Iran. Il ne s’agit plus du regard photographique et de la photographie. Quand on parle de l’histoire de l’art de mon pays, on cite cette photo. C’est très intéressant. Cela s’est produit vingt ans après ma première exposition. Aujourd’hui dans les mémoires de fin d’études concernant l’Iran, les femmes iraniennes ou les artistes iraniennes, cette photo apparaît encore comme une référence.

Quel sentiment éprouvez-vous aujourd’hui vis-à-vis de la série Qajar ? L’aimez-vous toujours ?

À présent, je suis très critique par rapport à cette première série. Je vois tous les détails qui ne vont pas. À l’époque je photographiais librement, sans trop réfléchir. Je me rends compte maintenant que certains cadres ne sont pas droits, les couleurs et la lumière ne sont pas comme il faut. Je me dis que c’était facile de redresser le cadre, ou de corriger la lumière. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une toute première série et que je n’imaginais pas qu’un si large public la verrait. Mais je l’aime toujours. C’est elle qui a radicalement changé ma vie. Je ne sais pas quel métier j’aurais fait si je ne l’avais pas réalisée. Étant aujourd’hui la mère d’une petite fille, je compare souvent mes sentiments pour cette série à ceux que j’éprouve pour elle. Nous avons grandi ensemble. Nous avons souvent voyagé toutes les deux. Je préfère à présent la montrer dans un livre plutôt que dans une exposition, bien qu’elle fasse partie de mon œuvre.

Avant de faire ces photos aviez-vous pensé aux droits des femmes ?

Non, je n’y avais pas encore songé, ni avec celle-là ni avec la suivante. C’est venu plus tard. Ce travail sur les femmes était un pur hasard. J’étais plus à l’aise avec elles et tout me paraissait plus séduisant chez elles. Je ne travaillais pas avec des modèles professionnels, mais plutôt avec une amie, une soeur, une cousine.

Comment avez-vous conçu la deuxième série ?

D’abord, je préfère parler de la situation dans laquelle je me trouvais. La série Qajar avait parcouru le monde et on attendait mon prochain travail, me prédisant que jamais je ne pourrais égaler le premier. Je vivais des jours difficiles. Un jour, je me suis dit « ce qui doit arriver, arrivera ». Mon mentor, Bahman Jalali, me disputait et tout le monde en faisait autant. Au début, Jalali n’a rien dit, il m’a même présentée à la Silk Road Gallery qui venait d’ouvrir. Mais il me reprochait mon travail, mon mari aussi le critiquait. D’autres personnes l’appréciaient. Personnellement, j’y étais très attachée aussi. Comme je l’ai dit, pour la série Qajar j’avais eu de la chance. L’époque, le lieu et les bonnes rencontres avaient joué en sa faveur. Mais la série Like Everyday venait du plus profond de moi. Je l’ai défendue et la défends toujours.

Quelle est l’idée derrière la série Like Everyday ?

Je la considérais comme un sujet social, appartenant à une culture avec laquelle j’étais à priori en paix. J’avais en tête cette idée de la dot et des cadeaux qu’on offre aux mariées, mais pas en tant que sujet photographique. Quand je me suis mariée, je me suis rendu compte que tous ces ustensiles m’ont servi et sont devenus une partie de ma vie quotidienne. Avant, je n’avais pas de rapports à toutes ces choses. Je vivais chez mes parents et ma mère s’occupait de tout. Plus tard, je suis devenue maman à mon tour et j’ai répété ce que ma mère faisait. C’est pour cette raison que je me suis mise à y réfléchir et à le traiter comme un sujet social. Les responsabilités que porte une femme dans sa vie sont nombreuses, mais universelles. C’est ce qui m’a amenée à travailler sur ce sujet, parce que personne ne l’avait traité auparavant.

Ces photos témoignent-elles ou protestent-elles ?

Elles protestent. Lorsque ces photos ont été publiées, les femmes d’âge mûr étaient contre, tandis que les plus jeunes approuvaient. Pendant des années, ces photos ont été reprises sur des affiches d’associations féministes. Les hommes les critiquaient. Longtemps, on m’a fait le reproche d’avoir offensé les femmes. C’était curieux, ce jugement venait de la part des hommes, ceux qui ne s’étaient jamais inquiétés des affronts faits aux femmes. Ils ont peut-être été dérangés par le regard masculin sur les femmes que contenaient ces photos. Cela a renforcé mon choix et pour cette raison, je les ai exposées le plus possible. J’avais mauvaise conscience, je me demandais si j’avais raison ? J’ai déprimé pendant un certain temps, j’ai beaucoup hésité. Tout ce qui arrivait à mes photos m’affectait, j’étais vulnérable. Avec le temps je me sens plus placide. Au début, cela me touchait, me rendait anxieuse. J’ai subi tant d’injures à cause de ces photos qu’aujourd’hui plus rien ne me trouble. C’était d’ailleurs la seule série qui a fait tant de bruit. Elle était l’enjeu d’un conflit. Les féministes l’applaudissaient vivement. Le site des femmes iraniennes avec qui je travaillais m’a demandé de diriger la section artistique du site. J’ai rencontré de nombreuses activistes des droits des femmes qui sont parmi les plus célèbres et travaillent aux quatre coins du monde. Quand je photographiais cette série, je pensais être en train de parler de moi-même. Mais plus tard, j’ai compris qu’une fois exposées, ces photos apparaissaient comme une tribune et permettaient de susciter la discussion sur un sujet plus général, par exemple les droits de la femme. J’avais cette possibilité et je devais m’en servir. J’ai exposé trois d’entre elles, pour la première fois, dans une exposition collective à la Silk Road Gallery (5). Contrairement à ce que j’imaginais, elles ont eu beaucoup de succès. Lorsqu’elles étaient exposées dans une galerie et qu’on en parlait, je pouvais raconter une histoire, fixer une ligne de conduite et dire les choses importantes de la vie. La discrimination due au sexe change de sens pour moi. Quand je rencontre la maltraitance à l’égard des femmes ou lorsque ma propre existence connaît des vicissitudes j’ai envie de faire des photos.

Comment trouvez-vous vos idées, vos sujets ? Comment prennent-ils forme ?

De manière simple et fortuite. L’idée de la série Miss Butterfly (Shaparak Khanom) (6) est née suite aux événements provoqués par les élections présidentielles de 2009. Je voulais sortir de chez moi mais je n’y arrivais pas. Je voulais jouer un rôle. J’étais dans un état de stress et de paranoïa pendant presque deux mois. Si quelqu’un sonnait à ma porte, je pensais que c’était pour m’arrêter. Ma plus proche amie, Nazanin Khosravani (7), avait été interpellée chez elle. Je voulais créer quelque chose en lien avec le besoin de protection du foyer et de soi. Je me sentais mal, j’avais peur, surtout pour mon enfant. J’étais cette Miss Butterfly et les toiles d’araignée incarnaient pour moi la protection. J’étais un papillon qui bouchait les sorties pour les protéger contre l’intrusion. Pendant cette période très spéciale, je restais enfermée chez moi. Je fermais les portes et les grilles. Dommage que je n’ai pas pu en parler à ce moment-là. Je me souviens de la perplexité des visiteurs lors de l’exposition. J’aurai aimé expliquer plus clairement ces photos.

Parlez-nous de la série Be Colourful.

Elle disait une fois de plus ma sensibilité envers la femme. C’était juste après la série Like Everyday. Je me suis rendu compte du regard insolent des hommes sur les femmes. C’était aussi le moment où j’ai pris conscience que je m’habillais de couleurs sombres, comme la plupart des femmes iraniennes. Je m’interrogeais sur la raison du choix de ces couleurs. Téhéran était devenu une ville grise, sans couleur. Je suis allée en Inde et j’ai été frappée par les couleurs de ce pays. Le sujet de cette série est la femme avec des vêtements de couleur, se tenant derrière une vitre grise pour que l’on ne l’aperçoive pas clairement. J’ai juste eu envie de faire cette série sans trop me poser de question.

Les séries suivantes sont : Nil, Nil et White Square. Dans quel esprit les avez-vous conçues ? Pourquoi les avez-vous séparées ?

Le premier événement qui a marqué ma mémoire était la Révolution. J’avais alors cinq ans. J’ai entendu la détonation des balles, le bruit retentissant de la Révolution. Puis, la guerre Iran-Irak a commencé. Des années plus tard, quand je travaillais sur le thème de la guerre, j’ai pensé que je réussirais à raconter mon histoire et à transcrire en photos tout ce qui m’avait affectée. Je voulais parler de la guerre, c’était devenu ma mission. Aujourd’hui encore, je pense que je ne suis pas allée assez loin et il est probable, qu’un jour, j’y travaille à nouveau. Nos photos de guerre sont prises par des hommes sur les champs de bataille ou par des photojournalistes. Mais personne ne connaît encore le regard féminin sur la guerre. La guerre n’a jamais donné lieu à une analyse pour éclairer la population. Les artistes tels des psychanalystes, tentent d’en faire une par l’intermédiaire de leur art. En ce moment, je prépare un livre sur la guerre Iran-Irak. Après tant d’années, je m’y confronte à nouveau. Ce livre sera publié aux Éditions Nazar (8). Son directeur est comme moi tourmenté par la guerre et m’a proposé de sélectionner une série de photos susceptibles de figurer dans un livre d’art. Il faut préciser que les livres de photographies de guerre sont d’époque et ce sont souvent des monographies publiées à compte d’auteur par les photographes. Personne n’a jamais sélectionné les clichés de plusieurs photographes pour montrer un regard pluriel. Je suis allée voir les photographes de guerre et plusieurs d’entre eux ont reconstitué leurs archives pour les publier à nouveau. La guerre ne prendra jamais fin. Et moi non plus je n’en ai pas fini avec la guerre. J’ai vécu les années sensibles et importantes de mon adolescence en pleine guerre et cela a marqué ma vie. C’était une mauvaise expérience, j’avais très peur. Comme les Iraniens de ma génération, je n’ai pas eu d’adolescence. Il n’y avait rien, on nous interdisait tout. Les autorités se mêlaient de notre vie, les filles et les garçons ne pouvaient pas se rencontrer, on subissait des vérifications de nos tenues jusqu’à la couleur de nos chaussettes. C’était une période fermée et étrange, jusqu’à mes premières années à l’université. Aujourd’hui, la nouvelle génération est plus courageuse, nous voulons élever nos enfants autrement, leur donner ce que nous n’avons pas eu. Si j’avais eu mon enfant plus jeune, elle serait de cette jeunesse que rien ne peut arrêter et qui m’impressionne.

Vous êtes devenue l’un des représentants de la photographie iranienne, et vous appartenez à la génération qui a fondé la nouvelle photographie iranienne. Avec vous, une porte s’est ouverte et un mouvement s’est formé. Comment analysez-vous cela ?

L’université privée, Azad, qui veut dire « libre », a proposé l’enseignement de la photographie. Alors que dix à quinze diplômés par an sortaient de l’université publique, l’université privée en formait près de 150. C’était une première porte ouverte, mais sur ces 150 diplômés, seulement une dizaine a poursuivi la photo. Nous avions à notre disposition de meilleurs outils et de meilleurs moyens. Au début, il n’y avait pas de possibilité d’exposer pour les étudiants, ni pour les professeurs d’ailleurs qui ne participaient qu’à des expositions collectives. Il ne faut pas oublier le rôle des journaux : en 1998, des journaux réformateurs ont vu le jour et ont employé des photographes. La qualité des photos de presse s’est alors améliorée et les expositions ont commencé. La Silk Road Gallery, entièrement dédiée à la photographie, a ouvert la route aux autres galeries qui ont aussi organisé des expositions de photos.

Que pensez-vous de la photographie iranienne d’aujourd’hui ?

Depuis l’apparition d’Internet et des réseaux sociaux, notre photographie s’est transformée d’une certaine manière. Avant, les regards étaient plus purs. La photographie iranienne était plus authentique. Aujourd’hui, le travail de nos jeunes photographes n’est plus aussi pertinent. Ils sont souvent influencés par l’Occident. Ou bien ils copient les photographes qui ont acquis une réputation. Aujourd’hui être exposé en Occident reste très attirant. Tout le monde souhaite entrer sur ce marché, afin de présenter ses clichés sur la scène internationale et les vendre. À mon avis, la transformation du monde en une société de consommation a projeté son ombre sur tout, y compris sur l’art et bien entendu la photographie. Cela ne se limite pas à l’Iran, c’est ainsi partout dans le monde.

Réfléchissez-vous à un nouveau projet ?

En ce moment, je travaille sur un projet vidéo. Ces derniers temps, je me suis intéressée au mouvement. Je ressens le besoin de mouvement au sein de mes prises de vue. Cette vidéo est composée d’images identiques aux photos, il n’y a pas d’histoire à suivre. C’est une tranche d’instant semblable à la photo, dans laquelle les sujets bougent. C’est l’histoire des hommes que l’on côtoie sans savoir d’où ils viennent et où ils vont. Ils marchent tout simplement. En tant qu’observateurs, nous en sommes témoins et finalement, naturellement, nous nous mettons en marche et les accompagnons.

1. L’ère Qajar correspond à la dynastie éponyme qui a régné sur l’Iran de 1786 à 1925. (Note de la traductrice)
2. Bahman Jalali était photographe. Il a joué un rôle important dans l’éducation artistique de jeunes photographes iraniens, jusqu’à sa mort, en 2010. (N.D.L.T.)
3. Nassereddin Shah, dernier roi de l’ère Qajar, au début du xxe siècle, était surnommé le roi cinéaste. Il filmait et photographiait principalement la vie de la cour, les femmes de son harem, les cérémonies officielles… (N.D.L.T.)
4. Kaveh Golestan était photographe grand reporter. En 2003, alors qu’il couvrait l’invasion américaine en Irak, une mine a explosé à son passage, le tuant sur le coup.
(N.D.L.T.)
5. Galerie à Téhéran spécialisée dans la photographie.
6. Titre d’une pièce de Bijan Mofid écrivain et metteur en scène iranien décédé en 1984 en Californie. C’est l’histoire d’un papillon qui tombe dans les fils d’une araignée et qui, pour retrouver sa liberté négocie avec cette dernière.
7. Journaliste iranienne arrêtée en 2009, condamnée à six ans de prison et relâchée par la suite.
8. Spécialisée dans la publication d’ouvrages d’art.