Le processus de création du jeu « 7 Wonders »
Les soirées jeux, c’est super : on mange, on boit, on discute, on rigole et on joue avec un petit groupe de personnes qu’on apprécie. Mais parfois, on se retrouve à sept autour de la table… Voilà qui corse un peu les choses pour le choix des jeux. Si on exclut les très respectables jeux d’ambiance, il reste bien peu de choix. Après plusieurs de ces soirées, au demeurant très agréables, j’ai commencé à réfléchir sur un jeu qui fonctionnerait avec sept joueurs en gardant une durée de partie réduite.
Quelque temps plus tard, je suis tombé complètement par hasard sur un article de National Geographic consacré à l’élection des 7 nouvelles Merveilles du monde. J’avais mon thème.
À ce moment-là, je n’avais pas encore d’idée sur le mécanisme du jeu mais en revanche, j’avais deux contraintes fortes : sept joueurs à la table et une durée de jeu courte (45 minutes, idéalement 30). Pour satisfaire cette double contrainte, il fallait soit un tour de jeu extrêmement court soit un tour de jeu simultané. Cette deuxième option avait clairement ma préférence, plus intéressante en terme de rythme et beaucoup moins exploitée.
Cette base concrète m’entraîna sur une première idée : les joueurs disposeraient d’un ensemble de personnages, chacun associé à une action (obtenir des ressources, commercer, bâtir). Ils devraient les utiliser au mieux pour construire leur Merveille respective, étape par étape. Le premier joueur à achever son édifice remporterait la partie. La principale interaction se situerait au niveau des deux voisins de table de chaque joueur. Cette interaction « en triangle » me séduisait. Elle reste aujourd’hui au coeur des mécanismes du jeu final.
Le tour de jeu était élémentaire : choix secret d’un personnage, révélation et action simultanée. Les parties devraient tenir dans la durée voulue. Les ressources étaient matérialisées par de bons vieux morceaux de bois colorés, les personnages et les étapes de Merveilles par des cartes. J’avais de quoi faire un premier prototype…
Malheureusement, avant même que les fichiers de ce premier prototype soit prêts à faire la connaissance de ma fidèle imprimante, deux problèmes m’ont freiné. D’une part, les soucis de simultanéité des actions qui allaient nécessiter de nombreuses règles supplémentaires et, d’autre part, la disproportion entre la quantité de matériel et l’objectif du jeu, à savoir : construire une Merveille composée de tout juste 3 cartes.
Tout ceci fait que je n’ai jamais achevé ce prototype. Il n’a donc jamais été testé. Ces contraintes de design m’ont découragé. J’ai archivé le dossier sur mon ordinateur et j’ai laissé tomber le projet pour basculer sur un autre.
Ce n’est qu’une année après que j’ai exhumé le projet. À partir de là, toutes les briques se sont mises en place très rapidement. Désormais, les joueurs développeraient une cité et non plus seulement une Merveille. Une adéquation bien plus alléchante entre les moyens et l’objectif ! Les ressources pour la construction étaient matérialisées par une partie des bâtiments et permettaient de construire les autres bâtiments et les Merveilles. Seul l’or est resté matérialisé par des pièces en bois.
Plusieurs types de bâtiments se profilaient déjà. Certains rapporteraient des points de victoire, d’autres de l’or, des ressources, de la puissance militaire pour voler des points à ses voisins...
Concernant l’obtention de ces cartes, je voulais un mécanisme qui ne soit pas lié à une pioche. C’est là que le draft — méthode qui consiste à choisir une carte parmi une main et faire passer le reste à son voisin — a montré le bout de son nez. Il collait parfaitement au seul mécanisme conservé depuis le début du projet : l’interaction avec les deux joueurs voisins. Les Merveilles prirent la forme d’un petit plateau individuel.
C’est en septembre 2009, lors d’un salon du jeu à Paris, que j’ai eu l’occasion de faire tester mon prototype à Repos Productions, un éditeur belge avec qui j’ai travaillé sur Ghost Stories. Nous n’avons fait qu’une seule partie en raison de l’heure tardive mais la première chose que l’on m’ait dit le lendemain matin, soit quatre heures plus tard c’est « 7 Wonders, c’est vraiment bien ».
L’éditeur trouvé, toute mon attention pouvait donc se focaliser sur le développement. Les ajustements avaient évidemment pour objectif d’équilibrer le jeu (le réglage des cartes s’est révélé être un véritable casse-tête), mais aussi de rendre les différentes stratégies intéressantes et funs à jouer, afin que 7 Wonders soit un jeu accessible tout en restant intéressant pour les joueurs confirmés.
En parallèle du développement, j’ai commencé à parler de l’aspect graphique du futur jeu avec Cédrick et Thomas de Repos Production. Nous nous connaissions bien. Ils savaient donc que j’étais autant attaché à l’aspect visuel de mes jeux qu’ils l’étaient au développement des leurs.
Miguel Coimbra s’était illustré (sans mauvais jeu de mot) récemment grâce à son travail sur SmallWorld et Cyclades. J’avais lorgné du côté de son site web et j’accrochais terriblement à son trait. Je n’ai pas eu à insister auprès des grands patrons : ils m’annoncèrent rapidement que Miguel prenait part à l’aventure.
Ensuite, vint le temps de montrer le prototype sur différents festivals afin d’avoir l’avis et le ressenti d’autres groupes de joueurs. Avec l’expérience, je consacre beaucoup de temps à ces parties d’observation. Assister à une partie sans jouer change complètement la perspective. On ne remarque pas du tout les mêmes choses et on réalise que des points évidents deviennent retors quand on n’est plus là pour les expliciter.
La dernière vague de petits réglages a pris beaucoup, beaucoup de temps. Bien sûr, plusieurs parties sont venues confirmer ou infirmer chaque lot de modifications. Les réglages furent achevés au début du mois du Juillet 2010 soit onze mois après la première partie jouée et un peu plus de deux ans et demi après la première étincelle créative. Il doit s’agir de mon développement le plus court mais également le plus intense en termes de rythme. Cette durée, relativement courte, est le résultat de trois facteurs : la courte durée des parties (30 minutes), l’enthousiasme des testeurs (toujours prêts à remettre le couvert !) et l’implication de Repos Production dans le développement — ces types sont des grands malades ! Il a fallu pas moins de 500 parties pour développer 7 Wonders.
7 Wonders a fini par sortir en octobre 2010. En juin 2011, il a reçu en Allemagne le Kennerspiel, le prix ludique le plus prestigieux au monde, décerné par le jury du Spiel des Jahres. Ajouté à tous ceux déjà reçus, ce prix a définitivement propulsé le jeu sur la scène internationale.
7 Wonders est aujourd’hui distribué dans plus de 60 pays et dans plus de 19 langues. Plus de 200.000 boîtes du jeu ont été vendues.
Antoine Bauza (2018)
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