La collection jésuite des Fontaines

La Collection jésuite des Fontaines est en dépôt à la Bibliothèque municipale de Lyon. Elle provient du centre culturel jésuite à Chantilly.

Histoire de familles

février-mars 2020

Ainsi que le disait l’historien français Jean-Louis Flandrin en 1984, en préambule d’un ouvrage sur la famille occidentale aux temps monarchiques : "Le concept de famille, tel qu’il est le plus communément défini aujourd’hui, n’existe que depuis une date récente dans notre culture occidentale". Objet contemporain de débats et au programme de récents concours du professorat d’histoire, le thème de la famille n’a pas non plus échappé à l’intérêt intellectuel des jésuites, le christianisme ayant su lui accorder durant son histoire une place nodale. Des premiers temps chrétiens jusqu’à la fin du siècle dernier, la vitrine des Fontaines tâche de donner à voir dans ses largeurs plusieurs facettes de cette réalité qu’est "la famille".

LA FAMILLE OCCIDENTALE ET LA DOCTRINE AUGUSTINIENNE

C’est vers le IIe siècle de notre ère que l’Église a fondé l’institution du mariage sur la centralité de la procréation. Loin d’être issue directement du Nouveau Testament, où priment l’indissolubilité du mariage, le devoir d’amour des deux époux et la supériorité de la virginité, cette valorisation de la procréation s’inscrit dans une opposition des théologiens orthodoxes aux hérétiques gnostiques du IIe.
Formalisée par Saint Augustin au Ve, cette doctrine du mariage ne prend toutefois un caractère contraignant qu’au XIIe, ce que le concile de Trente (1545-1563) entérine quelques siècles plus tard. Les trois biens du mariage selon Augustin sont : la procréation (proles), la foi (fides) et le sacrement (sacramentum).

Si la doctrine augustinienne règne sans partage du VIe au XVIIIe, certains essayèrent, sans grande conséquence, des innovations audacieuses : ainsi Thomas d’Aquin au XIIIe et le jésuite espagnol Tomas Sanchez au début du XVIIe réhabilitèrent-ils le plaisir sexuel, longtemps condamné comme tel.

LA « FAMILLE AGRAIRE »

Très distinct du modèle de la famille moderne né en Occident au tournant du XIXe, celui qui prédominait antérieurement dans les sociétés monarchiques comportait des traits singuliers :
organisée autour de la propriété foncière comme lien principal entre les époux, la famille traditionnelle était plus une unité de production et de reproduction qu’une unité affective.

Elle correspond à des époques où les principales forces de production étaient l’agriculture et l’artisanat, d’aucuns parlant à ce propos de « famille agraire ». En somme, ainsi que l’écrit l’historien Edward Shorter : « le lignage, voilà ce qui importait, et non de se retrouver tous ensemble autour de la table du dîner ».

Modèle centré sur une dépendance vis-à-vis du père de famille, l’autorité d’un roi sur ses sujets et celle d’un père sur ses enfants étaient de même nature. Ce qui peut se nommer le « foyer » recouvrait en outre la parenté et la domesticité : il s’agissait d’une institution publique où l’intimité familiale n’avait pas encore éclos. Plus encore, les relations de parenté modelaient les relations politiques de toutes sortes.
Enfin, la femme se voyait dans ce modèle familial cantonnée avant tout à un rôle domestique.

LA « FAMILLE MODERNE »

Au seuil du XIXe, plusieurs phénomènes historiques concourent au passage de la famille traditionnelle à la famille moderne, et trois en particulier attirent l’attention des historiens.

Tout d’abord l’industrialisation progressive et croissante, corrélée à l’urbanisation des espaces, entament petit à petit la centralité ancienne de la propriété foncière et de l’activité agricole. Cette évolution des structures économiques s’accompagne d’une salarisation croissante des femmes, les arrachant ce faisant au rôle domestique auquel la plupart se trouvaient dévolues au sein du modèle traditionnel.

A cela, les historiens des mentalités ajoutent un facteur culturel : l’intrusion du sentiment dans le tissu familial traditionnel, qu’il s’agisse de l’amour romantique, de l’amour maternel ou du sentiment d’intimité qui détache la triade « père-mère-enfants » de l’environnement communautaire. S’épanouit ainsi le sentiment de l’individu, consacré notamment par la Révolution française et sa retentissante Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Enfin, d’aucuns relèvent statistiquement qu’à la fin du XVIIIe et au début du XIXe se développent avec une ampleur inédite des pratiques dites « malthusiennes » de régulation des naissances, que la diffusion massive de méthodes contraceptives facilitent à partir des années 1850. Ce phénomène contribue aussi à l’érosion du modèle institué jadis par l’Église.

Le XXe voit une accélération de cette individualisation des modes de vie sur deux plans : l’extension du marché et de la mondialisation économique d’un côté, le développement de la recherche d’une identité personnelle de l’autre, "mythe occidental de l’intériorité" selon le philosophe canadien Charles Taylor. Concomitamment le développement de la scolarisation des filles, la maîtrise de la fécondité et les mouvements pour l’émancipation des femmes œuvrent à diminuer la puissance masculine au sein de la famille et la division du travail entre les conjoints.

Au tournant des années 1960 s’observent déjà les mutations importantes qui marquent aujourd’hui nos sociétés occidentales : diminution des mariages, augmentation des divorces, plus de familles recomposées et monoparentales, moins de familles nombreuses, etc.

LA FAMILLE DE PAR LE MONDE

La famille occidentale, elle-même très hétérogène, n’est cependant pas le seul modèle familial existant. Les anthropologues, à l’instar de Françoise Héritier, pointent les diverses réalités d’un même phénomène : l’association d’un homme, d’une femme et de leurs enfants ne constituent pas le modèle familial de certaines sociétés. Plusieurs exemples viennent le démontrer :

  • Chez les Nayar de la Côte de Malabar aux Indes, le genre de vie guerrier des hommes leur interdisait autrefois de fonder une famille.
  • Chez les Indiens Tupi Kawahib du Brésil central, la mère biologique n’est pas celle qui a la charge de s’occuper de ses enfants.
  • Chez les Nuer soudanais, existe un mariage fantôme légal, créant une famille où les protagonistes sont le mort (le mari légal décédé), la femme épousée au nom du mort par l’un de ses parents, le mari substistutif et les enfants qui naissent de l’union.
  • Chez les Senufo de Côte-d’Ivoire, matrilinéaires (où la filiation est comptée et reconnue par les femmes), chacun des conjoints demeure, après son mariage, dans sa famille d’origine, alors véritable unité domestique de production

La famille apparaît bel et bien comme un donné universel, institution remplissant partout une ou plusieurs des mêmes fonctions et obéissant aux mêmes lois générales. Mais l’extrême diversité des règles régissant ces modèles familiaux démontre qu’elle n’est non pas un fait de nature, mais bien un phénomène culturel.

Cette exposition prolonge la bibliothèque éphémère sise dans le hall d’accueil du 2e étage.


Ouvrages présentés

-  J. Michelet, Le prêtre, la femme et la famille, 1862
SJ B 595/25
- C. Letourneau, L’évolution du mariage et de la famille, 1888
SJ SS 153/10
-  B. Russell, Le mariage et la morale, 1930
SJ SS 153/56
-  T. Wang, Le divorce en Chine, 1932
SJ ZSI 01330
-  H. Trudgian, Histoire d’une famille anglaise au XVIe siècle, 1934
SJ TS 434/46
-  Tran-Van-Trai, La famille patriarcale annamite, 1942
SJ TS 542/52
-  B. Amoudru, De Bourget à Gide. Amour et Famille, 1946
SJ BC 673/2
-  C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, 1949
SJ TS 549/36
-  B. Häring, Crise autour de "Humanae Vitae", 1969
SJ M 103/26
-  J. Heers, Le clan familial au Moyen âge, 1974
SJ ID 302/317
-  J.-L. Flandrin, Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, 1976
SJ SS 152/38
-  Jean-Paul II, Exhortation apostolique "familiaris consortio", 1981
SJ D 074/702
-  C.W. Marsh, The Family of Love in English society : 1550-1630, 1994
SJ H 281/75
-  F. Refoulé, Les Frères et sœurs de Jésus : frères ou cousins ?, 1995
SJ E 581/44

Sylvain Chomienne
bibliothécaire