La collection jésuite des Fontaines
La Collection jésuite des Fontaines est en dépôt à la Bibliothèque municipale de Lyon. Elle provient du centre culturel jésuite à Chantilly.
Les contes français de la Vie des Pères
En écho à la conférence de Michel Zink, le 1er octobre 2024, à la bibliothèque Part-Dieu, une sélection de documents issus de la collection jésuite des Fontaines sont exposés en salle Civilisation, au 2e étage de la bibliothèque.
La collection jésuite des Fontaines possède de nombreux documents sur la vie des saints. Une cote lui est même dédiée (SJ V). On y trouve des oeuvres hagiographiques, des compilations et la vaste collection des acta sanctorum.
"Que faz je ci ? Je n’i faz rien
ne n’i voi mon preu ne mon bien.
Je me lief et si m’en irai.
Que di je, fole ? Non ferai.
Je vois le quaresme ki vient,
ou li pechierres se détient
por Deu de fere vilanie.
Par foi, je ne m’en irai mie,
qar ce ne seroit mie senz.
Après Paikes, au noviau tens,
m’en irai je sanz plus d’arrest,
car cist estres plus ne me plest."
v. 2485-2496
C’est par ces mots, dans La Vie des Pères que Thaïs s’exprime. Basée sur la figure chrétienne d’une prostituée repentie qui vécut en Egypte au IVe siècle ap. JC., ce monologue donne à voir le dilemme moral dans lequel cette femme se débat : d’un côté la vie recluse, de l’autre la vie libre en société, elle balance entre l’exigence spirituelle et le désir physique. C’est son humanité complexe qui nous apparaît dans ce texte, et le libre-arbitre dont elle fait preuve pour mener à bien son combat se distingue de l’image de la pécheresse issue des Vitae Patrum, ces vies de saints répandues pendant l’Antiquité. C’est en cela que les textes réunis dans le recueil La Vie des Pères fait preuve d’originalité et de liberté par rapport au modèle antique original.
Rédigés entre 1215 et 1252 par plusieurs auteurs, les contes religieux décrivent en langue romane, c’est-à-dire en langue vernaculaire par opposition au latin, langue savante de l’Église, des vies de saints et des thèmes religieux (miracles, ermites…), pour servir d’exemple moral aux laïcs, aux « simples gens », comme les décrit si bien Michel Zink dans ses conférences au Collège de France. [1]
Or, il convient en premier lieu de préciser que ces contes de La Vie des Pères ont très peu à voir avec la tradition patristique antique des Vitae Patrum ou avec les œuvres similaires de théologiens du Moyen Age tels que Jacques de Vitry, Jean Gerson ou Gautier de Coinci.
En effet, à la différence d’un texte populaire dès sa création entre 1261 et 1266, la Legenda aurea, écrite en latin par Jacques de Voragine, dominicain et archevêque de Gènes, et destinée aux prédicateurs pour les guider dans la préparation de sermons, La Vie des Pères est une œuvre à l’usage des laïcs.
Composée de soixante-quatorze contes religieux, le recueil se divise en 3 parties inégales : la première rassemble les quarante-deux premiers contes, sans doute aussi les plus originaux et les meilleurs, les contes 43 à 61 et une troisième partie composée des contes 62 à 74, rédigés postérieurement à la première partie et vraisemblablement par un – ou des – auteur-s différents du premier opus.
La forme du texte est singulière : il s’agit en effet d’octosyllabes à rimes plates, autrement dit la forme la plus proche de l’oralité.
Sur le fond, outre l’usage de la langue commune, celle-là même utilisée par les gens du peuple, les thèmes abordés font preuve d’originalité et de liberté par rapport aux Vitae Patrum ou à la Légende dorée, illustrant avec un esprit vif et parfois facétieux les thématiques de la sainteté et de la morale chrétienne. En effet, on trouve dans La Vie des Pères l’expression des vies humbles, contrairement à la Légende dorée, qui glorifie les vies des saints, les miracles et les martyrs chrétiens de manière plus stricte. Enfin, le style littéraire mis en œuvre est agréable à lire, le ton utilisé est vivant, ce qui rend la lecture et la mémorisation aisée.
En effet, l’objectif premier de ces textes était de donner accès aux faits religieux à ceux qui n’en avaient pas les connaissances linguistiques lors de la liturgie en latin, c’est-à-dire aux gens du peuple, ceux qui n’avaient pas de savoirs lettrés. Par ricochet, le recueil permettait également de mémoriser la parole écrite, de transmettre par l’écrit l’oralité de ces textes littéraires et poétiques. La fonction mémorielle est essentielle et est en grande partie comblée par la beauté simple et le rythme du texte.
Mais le texte revêt par ailleurs une deuxième fonction, celle de conserver ce savoir oral « vulgaire » (dans le sens de commun, venant du peuple) au-delà de la simple existence humaine.
On trouve de multiples références entre ces textes médiévaux rédigés au milieu du XIIIe siècle. Par exemple, le thème récurrent dédié à la Vierge Marie est majeur à travers les récits abordés ici. Les Miracles de Notre-Dame montrent ainsi la dévotion particulière que les chrétiens du Moyen Age vouaient à la figure mariale.
Il existe de nombreux manuscrits de ce recueil, témoins fragiles de la grande vigueur de cette œuvre singulière autant que plurielle au Moyen Age.
Le destin de ces manuscrits est en soi un roman à lui seul. En effet, il a fallu attendre les travaux de Félix Lecoy pour qu’une édition complète contemporaine voie le jour, en 1987. A sa suite, Michel Zink a entrepris un travail d’analyse littéraire et philologique pour en extraire une langue médiévale riche d’enseignement sur les mentalités et la vie à cette époque. Longtemps ignorée des universitaires, cette œuvre composite a fait depuis l’objet de recherches et révèle la beauté de textes littéraires et poétiques écrits en ancien français.
L’une des fonctions essentielles des contes religieux est de donner accès à la vérité théologique. Il ne s’agit pas de fables ou de récits fictionnels, ni d’exempla (récits brefs issus de sermons religieux chrétiens), mais bien d’entrer de plein pied dans le temps historique du christianisme. On peut rapprocher l’œuvre de celle de Guillaume, clerc de Normandie qui, vers 1210, a composé son Bestiaire divin. Une même ambition didactique, une forme identique occupe ces 2 récits poétiques religieux. On est donc loin de l’Elucidarium, véritable vademecum en latin destiné au prêtre pour qu’il s’exprime clairement à son auditoire lors des prêches.
En faisant l’illustration de ces vies simples et de ces miracles, l’auteur entend mêler l’histoire individuelle et l’histoire collective dans un même creuset, celui de projet divin.
Le temps de la narration rejoint alors le temps sacré. Sous forme d’aventures humaines, faciles et plaisantes à assimiler, les personnages de ces contes tracent le chemin vers la vérité théologique et conduisent l’auditeur autant que le lecteur sur la voie du salut de l’âme.
En cela, les contes de La Vie des Pères portent en eux, intrinsèquement, une part universelle.
Une édition contemporaine de ces contes a été publiée en 2020 aux éditions Classiques Garnier et sont empruntables à la bibliothèque Part-Dieu (silo moderne).
Emmanuelle Gayral
Bibliothécaire chargée de la collection jésuite des Fontaines
Septembre 2024
Ouvrages exposés :
- Le livre des miracles de Notre Dame de Chartres écrit en vers, au XIIIe siècle par Jehan le Marchant. Imprimerie de Chartres, 1855 (SJ B 137/11)
- L’elucidarium et les lucidaires par Yves Lefèvre. Paris, de Boccard, 1954 (SJ TH 35/70)
- Les miracles de la sainte Vierge traduits et mis en vers par Gautier de Coincy. chez Parmantier, 1857 (SJ B 107/23)
- Le bestiaire divin de Guillaume, clerc de Normandie, trouvère du XIIIe siècle. Chez A. Hardel, 1852 (SJ B 134/54)
Bibliographie sélective
Francis Bar. Un fragment de la Vie des Pères. In : Romania, tome 67 n°268, 1942. pp. 513-527. DOI : https://doi.org/10.3406/roma.1942.3554 (consulté le 17/09/2024)
Paul Bretel (trad.). La Vie des Pères (premier recueil)]. Classiques Garnier, 2020.
Paul Bretel (trad.). La Vie des Pères (recueils 2 et 3)]. Classiques Garnier, 2021.
Pierre Gallais, Goran Bornäs, éd. — Trois contes français du XIIIe siècle, tirés du recueil des « Vies des Pères ». In : Cahiers de civilisation médiévale, 13e année (n°51), Juillet-septembre 1970. pp. 239-242. www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1970_num_13_51_1864_t1_0239_0000_1 (consulté le 17/09/2024)
Elisabeth Pinto-Mathieu. La Vie des Pères : genèse de contes religieux du XIIIe siècle. Honoré Champion, 2009
Michel Zink. La prédication en langue romane avant 1300. Honoré Champion, 1976