La collection jésuite des Fontaines
La Collection jésuite des Fontaines est en dépôt à la Bibliothèque municipale de Lyon. Elle provient du centre culturel jésuite à Chantilly.
Les jésuites et le corps
nov-déc 2023
En lien avec le colloque « Les jésuites et le corps » (23 et 24 novembre 2023) à la Bibliothèque municipale de Lyon, une sélection d’ouvrages de la collection jésuite des Fontaines vient interroger la question du corps dans la pensée jésuite.
En guise d’introduction, que pouvons-nous dire du corps ?
La relation au corps est le point de départ de la réflexion philosophique, anthropologique, religieuse. L’être humain se définit et se pense tout d’abord dans sa matérialité sensible. Le corps est ce par quoi nous existons, sentons et expérimentons. Il représente notre être unique et singulier, notre individualité.
Mais il fonde également notre relation à autrui, notre rapport au monde.
Enfin, le corps conditionne notre existence, notre présence sur terre selon un déroulement identique pour tous : naissance, vie, mort.
Corps et âme
Dans les récits fondateurs, que ce soit des mythes ou des religions, l’allégorie originelle décrit l’acte créateur du monde et des hommes par une action divine. Ainsi en est-il des religions abrahamiques (judaïsme, christianisme et islam).
Dans la Bible, deux récits décrivent la création de l’homme. « Dieu créa l’homme à son image » (Genèse 1, 26-27) ; « il le créa à partir de glaise et l’anima avec le souffle de vie » (Genèse, 2, 7).
- Textus Biblie / Gradibus, Johannes de, (14..?-15..?) (1529) SJ E 126/1
De même, dans le Coran (sourate 23, 12-13), Dieu crée l’homme. On trouve également des mythes fondateurs analogues dans les civilisations anciennes (aborigènes d’Australie, Japon, indiens d’Amérique du Nord, civilisation sumérienne…). Dans ces mythes fondateurs cosmogoniques, Dieu est à la fois créateur du monde et l’univers lui-même dans sa dimension physique, à la fois la cause et la conséquence.
L’Arbre de Vie, symbole développé dans la Kabbale, est une conception cosmogonique héritée de la tradition hébraïque antique (IIe s. après JC). Ce diagramme met en jeu les différentes forces en action dans l’Univers en usant de piliers, de sphères et de mondes entre la Terre et le Ciel. Cette conception philosophique ancienne analyse les liens puissants qui interagissent entre le corps et l’âme.
- Sepher Ha-Zohar (1906) SJ E 670/51
Il convient d’ajouter que dans ces mythes de création par l’action divine, la dichotomie corps/âme est essentielle. Dieu crée l’enveloppe charnelle à partir de la matière (terre ou argile) tandis qu’il anime l’âme à partir de son souffle. Apparaît alors très rapidement la supériorité de l’âme sur le corps, objet de passions, de douleur ou de jouissance et de péchés.
Mais comme nous allons le voir maintenant, la connaissance passe en partie par l’expérience sensible. Ainsi, certains philosophes considèrent la connaissance obtenue par l’expérience sensible comme trompeuse. L’allégorie de la caverne (Platon, in La République Livre VII) introduit l’idée de Bien et de vérité par l’entendement. Les images projetées sur la paroi de la caverne sont des leurres pour l’entendement. La vision sensible est ici décrite comme un obstacle à la connaissance du Bien.
Mais pour d’autres, faire l’expérience du divin passe par des épreuves physiques, avant que d’élever le croyant au-delà du perceptible et du corps, vers l’invisible présence de Dieu. En chemin, empirisme, doute, irréconciliable nature entre la condition humaine (mortelle et physique) et le divin (immortel et immatériel), autant de pierres d’achoppement qui construisent la relation paradoxale de l’homme à la figure divine.
les Exercices spirituels
Dans ce parcours d’initiation, Ignace de Loyola, avant que d’être le fondateur de la Compagnie de Jésus et l’auteur des Exercices spirituels, a été un jeune noble à la cour du roi d’Espagne au XVIe siècle. Gravement blessé lors d’un combat, il est immobilisé ; pendant sa longue convalescence, il se tourne vers les lectures pieuses et vit alors un profond changement spirituel, tournant le dos désormais à sa vie de cour pour se consacrer à l’appel de Dieu. On voit dans cet événement vécu par saint Ignace un exemple de la relation entre le christianisme et le corps. Son œuvre, les Exercices spirituels, commence ainsi : « par ce mot, Exercices spirituels, on entend toute manière d’examiner sa conscience, de méditer, de contempler, de prier vocalement et mentalement, et les autres opérations spirituelles dont nous parlerons dans la suite. En effet, comme se promener, marcher, courir, sont des exercices corporels ; de même les différents modes de préparer et de disposer l’âme à se défaire de toutes ses affections déréglées, et après s’en être défait à chercher et à trouver la volonté de Dieu dans le règlement de sa vie, pour le salut de son âme, s’appellent Exercices spirituels. » [1]. Comme on le voit ici, saint Ignace se fonde sur le parallèle entre l’exercice physique en ce qu’il a de bénéfique pour l’homme, pour montrer en quoi consistent les exercices spirituels, donnant ainsi la mesure de sa philosophie « humaniste ». A ce titre, le corps peut aussi être éduqué, au moyen d’une discipline et d’un arsenal pédagogique pensé par les pères jésuites. Je vous renvoie vers billet sur le théâtre et la pédagogie.
La pratique du scoutisme reprend cette conception pragmatique de l’éducation utilisant le médiat du corps pour former les jeunes âmes. [2]
De même que le corps a besoin de s’exercer pour maitriser ses gestes et son utilisation optimale, l’âme a besoin de développer sa relation à Dieu par l’introspection, la méditation, l’oraison.
Au sein de la collection jésuite des Fontaines, un fonds attire l’attention par sa particularité : le fonds Watrigant, constitué au 19e siècle, s’est donné pour objectif de rassembler les ouvrages traitant des Exercices spirituels en tant que pratique religieuse. À ce titre, il constitue une source importante pour toute personne intéressée par la documentation disponible sur ce sujet.
Le corps dans la liturgie
Se dépouiller de ses péchés, expérimenter par la contrition, la douleur une forme de libération des tentations morales et physiques contribue à placer le corps dans un registre de la tentation, du péché. Pour mieux comprendre le lien entre le corps et le péché dans les trois religions monothéistes, il convient d’en détailler quelques jalons.
La place faite au corps dans la tradition chrétienne est rythmée par des moments privilégiés : baptême, communion, mariage, messes. On compte 7 sacrements dans la vie du chrétien, dont les 3 rites d’initiation : le baptême, l’eucharistie ou communion et la confirmation.
Le baptême
Nous nous attarderons sur une fête religieuse en particulier. Dans le christianisme, le baptême, par l’onction d’huile sainte et l’usage de l’eau purificatrice, symbolise l’annulation de tous les péchés. On parle de rémission des péchés ; par cette cérémonie, tous les péchés, dont le péché originel, sont annulés. Saint Augustin est à l’origine de l’idée de péché originel, transmis au nouveau-né par ses parents. Cela explique la pratique courante jusqu’au 20e siècle de baptiser le nouveau-né le jour même de sa naissance - en raison de la forte mortalité infantile - afin de sauver l’âme de l’enfant des limbes, s’il ne devait pas vivre jusqu’au baptême. Ce concept de péché originel a été adopté lors du Concile de Trente, en 1546 et fait donc partie du socle liturgique catholique.
Le judaïsme prévoit un rite pour permettre au nouveau croyant d’entrer dans le royaume de Dieu. La présentation à la Torah se décline pour les garçons dans la cérémonie « Brit milah » ou circoncision, au 8e jour de vie de l’enfant. La circoncision est présentée comme un signe charnel de l’alliance entre Dieu et la descendance d’Abraham. Pour la fille, la naissance est fêtée lors de la « Brit ledah », au cours de laquelle l’officiant trempe les pieds de la petite fille dans l’eau, puis un prénom est officiellement attribué à celle-ci.
Dans la religion musulmane, le petit garçon âgé de 8 jours entre dans l’islam par la circoncision, la « Khitân ». La circoncision revêt une dimension purificatrice dans les 2 cas. De même, l’eau est un élément communément reconnu comme apportant la purification par son action de laver les péchés. Le lien au corps est également présent dans ces rites de passage et d’appartenance à la religion.
La vie même du Christ s’illustre par des exemples de lien au corps : les mises au tombeau notamment sont des scènes qui se déclinent en de nombreuses représentations de danses macabres. La liturgie rappelle au fidèle la vacuité du corps et la prévalence de l’esprit au travers de l’eucharistie (corpus christi)
- Légende dorée / Jacques de Voragine (Jean Petit - 1540) SJ V 17/8
L’eucharistie illustre le concept de partage, issu de la bénédiction des repas dans la tradition juive. La Cène, pour les catholiques, réitère le souvenir du sacrifice du Christ : « Ceci est mon corps… Ceci est mon sang… Vous ferez ceci en mémoire de moi » (1 Co 11:24-25). La liturgie propre au déroulement des repas, que ce soit à l’Église lors de la messe ou au sein de la famille, rappelle aux croyants le pacte sur lequel se fonde leur rapport à Dieu.
- La Grande danse macabre des hommes et des femmes / Wernsdorf (1728) SJ AK 188/44,11
Dans le judaïsme, la Pâque juive, Pessa’h est un récit biblique qui occupe une fonction de rappel de l’exode d’Israël hors d’Égypte. C’est un événement fondateur du judaïsme. Lors de cette cérémonie, un agneau pascal est donné en sacrifice et un repas, le seder, composé de pain azyme, de divers fruits et de coupes de vin est consommé, en mémoire de la fuite d’Égypte sous la conduite de Moïse.
Dans la religion musulmane, la place faite à l’alimentation provient de l’enseignement de Mahomet, qui considérait le rôle social du repas mais aussi l’importance du jeûne dans la pratique religieuse lors du ramadan. Le sacrifice d’animaux est considéré comme un moyen de se rapprocher de Dieu s’il est partagé au sein de la communauté.
Dans les trois religions abrahamiques, le rôle de partage lors des repas rituels est primordial car il scelle l’union des croyants. Se réactive aussi la mémoire collective au travers du don de nourriture associé au sacrifice, aussi bien chez les musulmans, juifs et chrétiens.
Dans la religion chrétienne, la crucifixion incarne au plus haut point la dimension sacrificielle présente dans la Bible (mais d’autres exemples de sacrifices comme autant de mises à l’épreuve de la foi rappellent cet aspect), tout en renforçant le signe d’alliance avec Dieu.
Saints et martyrs
Un biais remarquable met en lumière cet attachement au divin. À ce propos, les exemples de thaumaturgie illustrent dans une dimension exceptionnelle le lien entre la religion catholique et le corps. En effet, la capacité extraordinaire que possèdent les prophètes et les saints à guérir les malades et les mourants est la marque d’un lien privilégié. Jésus de Nazareth, Grégoire le Thaumaturge, Barbe d’Héliopolis sont autant de figures du soin. Ces figures tutélaires religieuses sont très présentes dans la tradition et occupent à plusieurs titres une place importante dans la pensée jésuite.
- Catalogus sanctorum et gestorum eorum ex diversis voluminibus collectus (Lyon, 1519) SJ V 17/12
La collection contient de nombreux martyrologes, d’ouvrages sur les saints, d’hagiographies et de recueils bollandistes narrant la vie des saints. A cet égard, le fonds iconographique Cahier Martin, du nom des deux pères jésuites collectionneurs, constitue une source digne d’intérêt pour tout chercheur qui souhaite étudier les fonds d’images sur les saints. Le signalement de ce fonds n’étant pas achevé, la communication de ce fonds reste sensible pour l’instant, mais l’objectif de le mettre à disposition du public reste une priorité dans les années à venir.
Les martyrs sont fréquemment associés au principe d’évangélisation. Cette activité fait partie intégrante de la pensée d’Ignace de Loyola, puisque dès l’origine de la création de la Compagnie, les missionnaires sont envoyés à partir de 1541 en Asie (Chine, Japon, Goa) et en Amérique (Brésil, Pérou, Paraguay, Canada) afin de convertir les peuples à l’évangile. Matteo Ricci en Chine, François-Xavier à Goa et en Chine, Antonio Ruiz de Montoya au Paraguay, Jean de Brébeuf au Canada sont des noms illustres de l’évangélisation jésuite au cours des XVIe et XVIIe siècles.
Enfin, on ne pourrait pas terminer ce bref exposé sans évoquer une partie singulière du fonds de la collection jésuite des Fontaines. En effet, le fonds renferme un ensemble de documents non catalogués lors de l’arrivée de la collection à la bibliothèque municipale de Lyon. Il s’agit de documents traitant de sexualité (dans le couple, d’homosexualité, de psychologie sexuelle et de sexualité des jeunes garçons et filles). Il serait profitable d’étudier ce segment relativement contemporain afin d’en dégager la structure thématique. Ces ouvrages n’étaient pas accessibles aux usagers à Chantilly ; c’est désormais le cas, puisqu’ils sont catalogués. Ils portent tous une cote forgée sur le modèle SJ ZOV + numéro d’entrée. Ce chantier de signalement est en cours encore actuellement et vise à référencer les milliers de documents arrivés en l’état en 1999.
À travers les points abordés succinctement dans ce billet, on prend la mesure de la place faite au corps dans la religion mais également du discours paradoxal et métaphorique qui traite de ce thème. La profondeur de champ offerte par la richesse de la collection des Fontaines documente cette question centrale.
Aujourd’hui encore, la notion de corps fait l’objet de débats dans les religions abrahamiques, que ce soit le mariage des prêtres, le port du voile dans la religion musulmane ou la pratique du jeûne.
Les courants de pensée contemporains font la part belle aux questions d’éthique et du care, reconnaissant ainsi la dimension du corps en tant qu’incarnation d’une personne. On ne peut que s’interroger sur ce que ces problématiques impliquent pour le corps, dans les différents champs du savoir (médecine, droit, religion) à notre époque, où les défis technologiques et cybernétiques nous poussent à la limite de notre condition humaine.
Livres exposés :
- Huber, Marie. Suite du livre des quatorze lettres sur l’état des âmes séparées des corps (Amsterdam, 1733) (SJ CS 353/73)
- Sepher ha-zohar : doctrine ésotérique des Israélites (Paris, 1906) (SJ E 670/51)
- Pontas, Jean. Exhortations pour le baptême, les fiancailles, le mariage (Paris, 1691) (SJ A 343/P06)
- Wernsdorf, Ernst Friedrich. La Grande danse macabre des hommes et des femmes (Troyes, 1728) (SJ AK 188/44, 11)
Emmanuelle Gayral
Bibliothécaire chargée de la collection jésuite des Fontaines
novembre 2023
[1] in Ignace de Loyola. Exercices spirituels. Arléa, 2002
[2] cf Renard Noir : https://catalogue.bm-lyon.fr/ark:/75584/pf0000925757.locale=fr .