La collection jésuite des Fontaines

La Collection jésuite des Fontaines est en dépôt à la Bibliothèque municipale de Lyon. Elle provient du centre culturel jésuite à Chantilly.

Voltaire et les jésuites : une exploration de la collection des Fontaines

La relation entre Voltaire (1694-1778) et la Compagnie de Jésus a été marquée par des interactions complexes, portée par des conflits idéologiques. Au cœur de cette relation, la collection jésuite des Fontaines, conservée à la Bibliothèque municipale de Lyon, offre un précieux témoignage sur les liens entre Voltaire et les membres de l’ordre jésuite.

D’une part, Voltaire a été profondément influencé par les enseignements et les méthodes pédagogiques des jésuites, qu’il a côtoyés dans sa jeunesse. En effet, on peut attribuer à la pédagogie jésuite dont a bénéficié Voltaire pendant ses années au collège de Clermont (le futur lycée louis-le-Grand), à Paris, entre les années 1703 et 1711, son intérêt constant pour les sciences, la littérature et la philosophie.
D’autre part, on verra, à travers la grande profusion de textes écrits par Voltaire, comment il a mené une guerre d’opinion contre les jésuites, dans des domaines très divers, touchant aussi bien à la religion qu’à la science, la politique ou à la philosophie, usant ainsi des enseignements qu’il a reçus en sa jeunesse.
Enfin, nous ne pourrions pas finir cette courte présentation sans évoquer l’opposition essentielle entre Voltaire et les jésuites sur le plan de la religion. Déiste, l’existence d’un dieu, pour Voltaire, passe par une philosophie qui consomme la rupture définitive entre les deux camps.

Voltaire est cet immense écrivain, philosophe, poète, dramaturge, illustre homme du siècle des Lumières, contributeur de L’Encyclopédie, ami de D’Alembert, ennemi des jésuites. Son oeuvre est à la mesure de l’intellectuel qu’il était, complexe, polymorphe, exigeante, ironique et vaste.
Aussi le dilemme est grand pour en rendre compte, modestement, dans cette présentation.

Une éducation jésuite

Il faut, pour bien comprendre les relations entre Voltaire et la Compagnie de Jésus, brosser un tableau historique de la France en cette fin du 17e et début 18e siècle.
Les tensions générées par le jansénisme depuis 1650 ont porté un coup à l’influence jésuite. En effet, le combat idéologique au sujet de la grâce qui se joue entre jansénistes et molinistes, entre prédestination et libre arbitre, déchire Paris en deux camps rivaux. En janvier 1710, la démolition de l’abbaye de Port-Royal, siège du jansénisme, sur ordre du Roi, signe la chute du jansénisme.
D’un autre côté, la Compagnie de Jésus, fondée en 1539 et approuvée par le Pape Paul III en 1540, a énormément évolué depuis ses origines. Très rapidement, elle s’est développée, étendue grâce à l’évangélisation aux confins du monde, en Asie, en Amérique et en Afrique. La congrégation s’est également très tôt emparée du domaine de l’éducation – la fondation des premiers collèges date de 1547 – et elle deviendra omniprésente dès le milieu du 16e siècle en France.

Concile de Trente (édition de 1779)

À ces deux piliers quasiment fondateurs de l’ordre, la Compagnie est renforcée par l’action du Concile de Trente (1545-1563). Ce qui distingue la Compagnie de Jésus des autres ordres, c’est la double allégeance au Vatican et au roi, se soumettant au pouvoir spirituel et temporel dans un même mouvement, et orchestre ce double ancrage aussi bien en Europe que sur les continents américains, africain et asiatique par le biais de l’action d’évangélisation. La Compagnie joue en effet un rôle essentiel dans l’Église de la Contre-Réforme au 16e siècle, ce qui affermit son pouvoir jusqu’au 18e siècle.
La place que prend la Compagnie dans l’Église tridentine accentue encore l’emprise et la puissance de l’ordre dans la vie politique du royaume de France et au-delà, puisque son influence est active grâce aux activités de missionnaires à l’étranger.
C’est dans ce contexte que François-Marie Arouet, futur Voltaire, entre au Collège Louis-le-Grand, à Paris, en 1703.
De ses années de formation au collège, Voltaire en tire une excellente connaissance des humanités, une grande aisance rhétorique et une éloquence aiguisée par l’étude de la grammaire et des textes classiques, toutes disciplines abondamment étudiées lors de sa formation. Il se distingue déjà par ses qualités de poète et montre précocement un intérêt pour la chose politique et tout ce qui touche aux questions de l’État. De là sans doute lui vient le goût pour les pièces, tant il est vrai que le théâtre occupe une place fondamentale dans l’arsenal pédagogique jésuite.

Zayre, tragédie (acte premier) édition 1768

On peut citer à ce sujet Zaïre, une pièce écrite par Voltaire en 1732, qui a connu un immense succès du vivant de l’auteur et qui est restée au répertoire de la Comédie Française jusqu’au milieu du 20e siècle.

Zayre, tragédie (estampe) éditiion 1768

Il n’en reste pas moins que, durant ses 8 années passées entre les murs du collège Louis-le-Grand, Voltaire a développé une critique acerbe et une aversion du système éducatif jésuite, malgré la formation d’excellence qu’il a reçue, comme le décrit Olivier Guichard dans son ample étude Voltaire et les jésuites, paru aux éditions Georg en 2023. [1] Suivant les préceptes du Christianis litterarum magistris De Ratione discendi et docendi [autore Jos. de Jouvancy], Voltaire a reçu un enseignement représentatif de la pédagogie rénovée dispensée en ce début de XVIIIe siècle. Au nombre des manuels étudiés, on compte ceux de Jean-Antoine du Cerceau, Jean Despautère ou encore Annibal Codret. La collection conserve les modèles d’éloquence de professeurs tels que le Père Porée ou le Père Gabriel-François Le Jay, enseignants au collège Louis-le-Grand à l’époque de Voltaire.

Voltaire, un adversaire encyclopédique

On ne peut évidemment pas réduire la pensée voltairienne à la satire anti-jésuite, tant son œuvre littéraire a représenté un moment essentiel dans l’histoire intellectuelle des Lumières. La profusion de ses écrits témoigne de la complexité de sa pensée.

Textes scientifiques, historiques, poétiques jalonnent son œuvre.
Figure emblématique du mouvement de l’Encyclopédie, Voltaire a en effet contribué à l’entreprise intellectuelle emblématique du siècle des Lumières en rédigeant une quarantaine d’articles. La position qu’il occupe dans l’entreprise encyclopédique est double : à la fois en tant que contributeur et comme référence intellectuelle, tant sa célébrité joue en faveur du projet éditorial (aujourd’hui on dirait que c’était un coup de comm’) [2], sans pour autant rester coi et critique quant à des contributions qu’il juge faibles ou porteuses de parti pris religieux (se reporter pour cela à l’article Enfer ou certitude par exemple). Voltaire fait ainsi la louange de l’Encyclopédie à la fin de son essai sur le Siècle de Louis XIV.

Le siècle de Louis XIV (édition 1752)

Mais pourquoi cet intérêt de Voltaire pour le genre éditorial encyclopédique ?
Il faut, pour y répondre, remonter aux origines de cette typologie imprimée. En effet, les dictionnaires unilingues lexicographiques sont apparus en France à la fin du XVIIe siècle et font l’objet d’un intérêt croissant au cours du XVIIIe siècle. Les premiers dictionnaires universels ou encyclopédies sont ceux de Richelet en 1680, puis de Furetière en 1690, enfin le dictionnaire de l’Académie royale en 1694. Marie Leca-Tsiomis n’hésite pas qualifier « ces mêmes dictionnaires universels [ …] une étonnante pratique de la polémique, prémisses de ce que j’appelle une tradition française de la lexicographie de combat. » [3]. On a reproché au dictionnaire de Trévoux d’être une copie re-christianisée du dictionnaire de Furetière. Imprimé à Trévoux à partir de 1701 et jusqu’en 1771, l’entreprise lexicographique est le fruit du travail de jésuites. A cette époque, le dictionnaire est l’objet d’une guerre idéologique, perçu comme une nouvelle voie de diffusion du savoir en Europe. On comprend mieux l’intérêt stratégique en place dans la rédaction de l’Encyclopédie et l’attrait que cette entreprise a exercée sur Voltaire dans son combat contre les jésuites.

L’Encyclopédie (1751-1780)

Présenté comme la figure de l’homme de lettres (l’Encyclopédie se réfère elle-même « aux gens de lettres » dans son titre), Voltaire ne parvient cependant pas à s’imposer en tant que philosophe dans ses contributions. L’abondante correspondance entre Voltaire et d’Alembert témoigne largement de ce hiatus et contribue à éclairer les rapports complexes que Voltaire a entretenus avec les rédacteurs du projet, notamment suite au départ de d’Alembert en 1759. Sollicité pour ses œuvres poétiques et littéraires, il reste circonscris à ce domaine intellectuel. Il donne cependant la mesure de son rayonnement au travers de 2 articles significatifs.

Dans l’article Histoire de L’Encyclopédie, Voltaire invite à reconsidérer la manière d’écrire le fait historique. Il y déploie sa conception de l’histoire d’un point de vue théorique et objectif, en développant l’idée d’exigence dans la posture de l’historien à travers une éthique intellectuelle, ce qui, il faut le rappeler, permet de théoriser la posture de l’historien. Cette pratique qu’il appelle de ses vœux consiste à analyser les sources avec rigueur et à élargir le champ d’investigation au-delà des rois et de l’aristocratie, pour témoigner de ce qu’aujourd’hui nous nommons conditions sociales, économiques, sociétales. Cette considération reflète l’intérêt novateur pour une histoire « humaniste », à l’attention portée vers les manifestations diverses de la vie humaine.

Dictionnaire de Trévoux

Dans l’article Idole, il alimente la controverse religieuse et politique en affirmant qu’ »il n’y a point eu d’idolâtres » et contourne l’interdit religieux par un stratagème qui cherche à ridiculiser les arguments déployés dans le dictionnaire de Trévoux. [4]

article Idole in L’Encyclopédie (édition 1751-1780)

Voltaire fait de sa correspondance une arme dans ses combats. Dans son étude Réflexions sur la correspondance entre D’Alembert et Voltaire, Rodrigo Brandão le qualifie de « maître de l’écriture épistolaire » [5].

Elémens de la philosophie de neuton (édition 1738)

Mais Voltaire n’est pas seulement un illustre homme de lettres ; il a également joué un rôle essentiel dans la transmission de l’œuvre mathématique de Newton. Voltaire a ainsi contribué à vulgariser la pensée scientifique de Newton : la loi d’attraction universelle et la théorie corpusculaire de la lumière, en traduisant en français les Elemens de la philosophie de Neuton, publiés en 1738, et dont la collection jésuite possède 2 exemplaires. Ce texte est à l’initiative d’un engouement des intellectuels français pour les cabinets de physique et le développement des instruments d’expérimentation au XVIIIe siècle. Il a un impact primordial sur la remise en question du modèle philosophique et scientifique cartésien qui a prévalu en France depuis le XVIIe siècle.

Elemens de la philosophie de Neuton (édition 1738)

Voltaire s’est souvent opposé aux dogmes, aux opinions non prouvées par la raison. Il a également affronté régulièrement l’autorité de l’Église, critiquant ouvertement les pratiques religieuses et les institutions jésuites. Les documents de la collection révèlent les échanges épistolaires, les pamphlets et les écrits satiriques qui témoignent des conflits idéologiques entre Voltaire et les représentants de l’ordre jésuite.

Le déisme de Voltaire

Dictionnaire philosophique

Voltaire mène plusieurs guerres idéologiques, dont une omniprésente tout au long de son œuvre, la question de la religion, et à travers elle son inimitié pour la Compagnie de Jésus. Cela prendra notamment la forme de la satire (on pense notamment à la figure du jésuite dans Candide (chapitre 16 « Ce qui advient aux deux voyageurs avec deux filles, deux singes & les sauvages nommés Oreillons ») ou du règlement de compte. Ce que l’opinion publique garde en mémoire de ce célèbre conte philosophique est avant tout l’ironie avec laquelle il mène sa vengeance contre l’ordre ignatien. Digne d’une blague potache d’un élève d’internat (la première édition est publiée sous couvert d’un nom d’emprunt, "le docteur Ralph", qui ne laisse néanmoins personne dubitatif), Candide aborde les questions politico-théologiques de ce milieu du 18e siècle : l’implication de la société de Jésus dans les affaires du pouvoir politique, l’administration théocratique du Paraguay, les scandales financiers (l’ « affaire » Lavalette) et les complots contre les royautés européennes (les attentats contre Louis XV (1757) et le roi du Portugal (1759). Le succès de l’œuvre est immédiat et ne se démentira pas jusqu’à nos jours, faisant partie des textes de référence étudiés au lycée. Lors de sa première diffusion, les exemplaires se vendent sous le manteau, partout en Europe au même moment. [6] Cet engouement témoigne du climat politique et intellectuel de cette époque et de la contestation qui se fait jour progressivement. Ce mouvement préfigure également, pour les jésuites, l’interdiction qui sera effective en 1763-1764 en France, puis la suppression par le Pape dix ans plus tard, en 1773. A ce sujet, la correspondance amicale entre Voltaire et D’Alembert est une source d’appui pour Voltaire dans sa lutte contre l’influence des jésuites en France. Il trouve en D’Alembert un avocat pour plaider la cause de l’expulsion de l’ordre ignatien et réformer l’organe politique en le libérant de l’emprise des jésuites. [7]
De ses années au Collège de Clermont, la tradition et ses biographes, au rang desquels René Pomeau, veulent que Voltaire ait forgé son théisme. Tantôt qualifié d’athée, d’agnostique, son maître au Collège, le Père Le Jay, l’aurait invectivé en le considérant comme l’instigateur du théisme.

Zadig ou la destinée (édition de 1778)

Dans certains de ses écrits, au nombre desquels son conte philosophique Zadig ou la destinée, Voltaire met en scène sa conception du déïsme, de manière à illustrer avec simplicité et pédagogie la liberté de conscience et la tolérance religieuse. On peut y voir là à la fois un lointain souvenir de ses années d’études au collège de Clermont et une volonté d’inviter le lecteur à réfléchir par lui-même.
Dans son Dictionnaire philosophique, il définit le théiste comme une personne croyant en un Être suprême bienfaiteur et raisonnable. Il ajoute à cette nécessité la fonction sociale de la religion en la débarrassant des scories de la liturgie. On peut peut-être voir là une critique acerbe de Voltaire à l’égard de la tradition liturgique pesante pendant ses années d’études au collège jésuite.

La henriade : poème épique / Voltaire (édition 1729)

Farouche défenseur des libertés de conscience, Voltaire s’oppose ici ouvertement aux dogmes imposés par l’Église catholique. Il croit en la liberté pour chacun d’adhérer à la religion qu’il veut, afin d’assurer la paix sociale. Voltaire a en effet été marqué par les effets des guerres de religion, qu’il a décrit dans La Henriade.
Pour lui, peu importe les superstitions et les erreurs de jugement, ce qui importe avant tout est ce mouvement libre d’adhérer et de croire. Pour lui, la tolérance religieuse est un principe fondamental qu’il a trouvé lors de son séjour en Angleterre.

En explorant la collection jésuite des Fontaines à Lyon, nous sommes confrontés à la richesse et à la complexité des relations entre Voltaire et les jésuites. Ces documents nous invitent à une réflexion profonde sur les enjeux religieux, philosophiques et culturels qui ont marqué le siècle des Lumières et qui continuent de résonner dans notre société contemporaine.
À travers cette exploration, nous découvrons que malgré les différends et les divergences d’opinions, les liens entre Voltaire et les Jésuites ont contribué à façonner le paysage intellectuel et culturel de leur époque, laissant un héritage durable dans l’histoire de la pensée occidentale.

Oeuvres de Voltaire présentées en salle Civilisation :

  • Dictionnaire philosophique, Paris : Garnier frères, 1879 (cote SJ B 400/20)
  • Le siècle de Louis XIV, Berlin : Henning, 1752 (cote SJ B 402/17)
  • Elémens de la philosophie de Neuton, Londres, 1738 (cote SJ B 402/32)
  • Zayre, tragédie, Genève, 1768 (cote SJ B 395/3)
  • La Henriade, Amsterdam : François L’Honoré, 1771

Emmanuelle Gayral
Bibliothécaire chargée de la collection jésuite des Fontaines
mars 2024

[1Olivier Guichard, Voltaire et les jésuites, Chêne-Bourg : Georg, 2023.

[3in Diderot et Voltaire dictionnaristes https://doi.org/10.58282/colloques.1090 (consulté le 6/03/2024)

[4In Voltaire dans l’Encyclopédie :au rendez-vous manqué des « idoles » & des « harengs ». Ninon Chavoz https://www.fabula.org/acta/document10458.php (consulté le 06/03/2024)

[7cf Sur la destruction des jésuites en France par un auteur désintéressé / D’Alembert https://catalogue.bm-lyon.fr/ark:/75584/pf0000267140.locale=fr