Document : Éloge funèbre de M. Maurice Courant, par M. Arthur Kleinclausz (1935)

Éloge funèbre
de
M. Maurice Courant

Prononcé le 5 novembre 1935
à l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon

Par
M. A. Kleinclausz
Doyen de la Faculté des Lettres

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Né le 12 octobre 1865, à Paris, M. Courant fit de brillantes études secondaires et supérieures, au cours desquelles il acquit les baccalauréats ès lettres et ès sciences et la licence en droit. Mais la langue chinoise exerçait sur lui un irrésistible attrait : il entra donc à l’École des Langues Orientales vivantes, d’où il sortit diplômé de chinois et de japonais.

Il avait alors vingt-trois ans. Désirant se perfectionner dans la pratique des deux langues qu’il avait apprises à l’école, et mettre sa fraîche science au service de son pays, il partit le 6 septembre 1888, pour l’Extrême-Orient, comme élève interprète, et s’y vit apprécier rapidement, à un tel degré, qu’à peine un an après — exactement au mois de juin 1889 — il était chargé, par intérim, des fonctions de premier interprète à la Légation de France à Pékin, puis, le 23 mai 1890, de celles de secrétaire interprète, toujours par intérim, du Commissariat de France à Séoul, qu’il occupa jusqu’au 10 février 1892, date à laquelle il revint à Pékin, comme premier interprète, par intérim, de la Légation.

Ces diverses missions, dont il s’acquitta avec une conscience qui, dès cette époque, apparaît comme une des marques de son caractère, lui valurent d’être nommé, le 13 janvier 1893, interprète de deuxième classe et, conséquemment, d’être envoyé comme interprète à la Légation de France, à Tokio1, puis comme interprète chancelier à Tien-Tsin2, enfin, d’être titularisé dans ce dernier emploi, le 23 décembre 1895.

Pendant neuf ans, jusqu’en mai 1897, c’est donc la carrière consulaire que M. Courant a suivie, et il semblait qu’il dût s’y installer et y recevoir un bel avancement, ainsi que le prouve une nomination de consul de deuxième classe, reçue quelque temps après. Mais doué d’un esprit curieux et d’un sens historique très aiguisé, il avait profité de ses séjours en Chine et au Japon pour pénétrer à fond la civilisation de ces deux pays, approfondir leur littérature, étudier le mécanisme de leur langue. On le savait, à Paris, et c’est pourquoi lui échut, pendant les années 1897-1898, un grand honneur : celui d’être appelé au Collège de France, comme professeur remplaçant, puis suppléant. Dans le même temps, il se signalait à l’attention des sinologues par divers articles, parus dans la Revue des Deux Mondes, la Revue de l’Enseignement Supérieur, le Journal Asiatique, une Grammaire de la langue japonaise parlée. Enfin, il mettait la dernière main à deux thèses de doctorat : la thèse principale sur la Musique classique des Chinois, la thèse complémentaire sur l’Asie Centrale aux XVIIe et XVIIIe siècles, qu’il soutint avec succès, devant la Faculté des Lettres de Lyon, le 1er février 1913, et qui lui valurent le titre de docteur ès lettres, avec la mention « très honorable » à l’unanimité.

Bien avant cette époque, l’opinion s’était faite dans les milieux universitaires, comme dans les milieux économiques lyonnais, que la Ville et l’Université de Lyon — en raison des relations industrielles et commerciales de notre cité avec la Chine — devaient constituer un important foyer d’études des civilisations et des langues de l’Orient et de l’Extrême-Orient. Il parut à la Chambre de commerce que les premiers cours à créer devaient être des cours de chinois et que nul mieux que M. Courant n’était susceptible d’en recevoir la charge. En raison de quoi notre confrère fut détaché en mission, le 8 janvier 1900, près de la Chambre de commerce et nommé, le 1er mars suivant, maître de conférences de chinois à la Faculté des Lettres.

Il ne devait plus nous quitter et il put se rendre compte de l’estime que tous lui portaient, quand il fut nommé, le 1er novembre [1913]3, professeur à la Faculté des Lettres, élu en 1911 à l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts, enfin, quand l’Université, faisant un grand effort, malgré une situation financière difficile, prit à sa charge — en raison de circonstances particulières — la totalité de son traitement. Entre-temps, l’État avait ajouté une conférence de « Civilisation de l’Extrême-Orient » à ses cours de langue chinoise, et l’avait appelé à faire partie de la Mission Universitaire lyonnaise, envoyée au Japon, pour étudier la création d’une Maison de France à Tokio. Enfin, lorsque fut établi au fort Saint-Irénée l’Institut Franco-Chinois, M. Courant en fut nommé le secrétaire général et, malgré les difficultés inhérentes à cette tâche, il dirigea, avec une remarquable maîtrise, les travaux scientifiques des jeunes gens confiés à ses soins, dont plusieurs occupent en Chine, à l’heure actuelle, des postes importants dans l’Administration, l’Université, la Diplomatie, les Lettres et les Arts.

La carrière de Maurice Courant fut, comme vous le voyez, admirablement remplie. La lourdeur de sa besogne, de cruels malheurs de famille qui l’avaient blessé jusqu’au fond de son être avaient malheureusement altéré sa santé. Depuis de longues années on voyait son grand corps se voûter, sa démarche devenir de plus en plus incertaine. Il fallut qu’il se rendît à l’évidence et sollicitât de M. le Ministre de l’Éducation nationale, le 10 avril 1934, un congé de maladie qui lui fut aussitôt accordé. Il espérait, et nous espérions avec lui, que le repos lui rendrait ses forces et lui permettrait de reprendre un prochain jour sa place parmi nous. Son état ne fit, hélas ! que s’aggraver, l’obligeant à faire valoir ses droits à la retraite, à dater du 1er février 1935, et à renoncer à toute activité physique et intellectuelle.

Sa dernière joie fut quand M. le Ministre de l’Éducation nationale, lui ayant conféré, dès ma première proposition, la croix de chevalier de la Légion d’honneur, celle-ci lui fut remise au cours d’une modeste cérémonie, qui réunissait autour de lui mon collègue, M. Le doyen Lépine, et quelques amis intimes. Ce jour-là, rasé de près, le teint presque rose, assis à son fauteuil, il apparut avec, sur son visage, ce que jamais plus on ne devait y revoir : un sourire. Sourire fait sans doute de contentement, mais aussi, m’a-t-il semblé, de quelque ironie envers une destinée qui avait été parfois si douloureuse.

Et maintenant, que dirai-je de l’homme ? Vous tous qui l’avez connu, vous vous rappelez sa courtoisie, son esprit de scrupule, sa bonté. Cette bonté, qui apparaît le trait dominant de son caractère, et aussi sa foi religieuse, qui était grande, furent les sources de la résignation, grâce à laquelle il a enduré la souffrance, moins la souffrance matérielle qui ne fut jamais très grande chez lui, que la souffrance morale, celle de se sentir diminuer progressivement.

Sa mort, survenue le 18 août 1935, au cours de la période des grandes vacances, n’a pas permis aux nombreux amis qu’il comptait à Lyon et qui se trouvaient dispersés, souvent au loin, de l’accompagner à sa demeure dernière. D’autre part, en son immense modestie, il avait défendu qu’aucun discours fût prononcé sur son cercueil, ce qui n’a permis ni au doyen de la Faculté des Lettres, ni au représentant de l’Académie, de dire les sentiments de respectueuse affection que tous nous gardons à sa mémoire.

Je suis heureux de penser que, dans notre réunion d’aujourd’hui, fidèle à la pieuse coutume qu’a l’Académie d’honorer ses morts, j’ai pu, sans contrevenir à la volonté de notre cher et regretté confrère, exprimer hautement ces sentiments et dire en votre nom tout le bien que je pense, et que vous pensez, du grand savant et de l’honnête homme que fut Maurice Courant.


Notes :
1. Tokyo 東京.
2. Tianjin 天津.
3. Le texte original indique une date erronée : 1893.

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