Vérités et vertiges d’Aragon
Philippe Forest,
Daniel Bougnoux,
le 25/01/2013
Ce cycle propose à de grands lecteurs, des chercheurs, des amoureux de revivifier pour nous le « don des morts ». « Le roman, genre qu’Aragon mentionna dans quatre de ses titres, complique singulièrement notre idée de la vérité. Lui-même, sans endosser jamais la confortable posture d’un relativiste ni d’un sceptique, nous rappelle que les romans ne traitent pas de connaissances achevées, sur le mode théorique des sciences, mais des voies par lesquelles les hommes acquièrent ou se forgent celles-ci, particulièrement dans le domaine social ou politique. Par exemple, dans La Semaine sainte, comment le peintre Géricault s’orienterat-il dans l’Histoire en mars 1815, au moment où, après l’Ancien Régime, la Révolution, l’Empire, puis la Restauration, celle-ci rebascule à nouveau avec le retour apparent de l’Empire ? Mais d’abord comment, avec quels mots, quelles mémoires, lacunes ou rêveries écrit-on des histoires ? Et pourquoi ce désir de récit (de roman) est-il chevillé au cœur de l’homme comme un facteur de croissance, de vie partagée ou de réparation des traumatismes et des deuils ? Plus que d’autres exposé aux guerres (il en fit deux), aux violences et aux renversements du siècle, Aragon a besoin du roman pour dire son expérience en épousant la polyphonie des regards et des voix croisées, des erreurs affrontées à ce qu’on appellera plus tard la vérité. Comment une mémoire, un récit, un sujet se stabilisent dans la marmite des passions, dans la succession des plaies et des remords ? L’exceptionnelle longévité d’Aragon, l’ardeur de ses combats, de ses engagements (terme militaire dont il récusait le sens politique), mais aussi de ses passions amoureuses infligent aux derniers romans une déchirure insurmontable, autant qu’un ruissellement de trouvailles. Celui qui dénonçait dans La Défense de l’infini « ces hommes faits que j’exècre » aura passé sa vie à se dé-faire, à se chercher – jusque dans le bariolage ou le carambolage homosexuel de l’après-Elsa.« Ce que nous cherchons est tout », répète-t-il avec Hölderlin, dont il semble parfois côtoyer la folie. Songeons aussi à l’injonction d’Apollinaire, dont il médita longuement la leçon : « Perdre mais perdre vraiment / Pour laisser place à la trouvaille » : si le lecteur se perd un peu dans ses derniers livres, que dirons-nous de leur auteur ? » D.B.
- Philippe Forest, romancier, essayiste, professeur de littérature à l’université de Nantes, co-rédacteur de la Nouvelle Revue Française..
- Daniel Bougnoux, professeur émérite de théories de la communication à l'Institut de la Communication et des Médias (université Stendhal-Grenoble 3)..
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